Voici un nouvel article de préparation des rencontres en ligne que nous avons organisées du 2 au 4 avril 2021, afin d’évoquer les enjeux de financement et de pouvoir économique dans le logiciel libre. On parlera d’impensés, de déceptions, de cupidité, mais aussi de relations et de solidarités.
La pensée « classique » du logiciel libre se focalise sur les quatre libertés : utiliser, copier, étudier et modifier. Cependant, insister sur le « free as in freedom », sur le fait que « libre ne veut pas dire gratuit » nous a peut-être trop souvent permis d’évacuer la question économique des discussions.
Que concevoir des logiciels puissent être un plaisir, c’est un fait. Mais concevoir des logiciels, particulièrement si l’on souhaite qu’ils participent à une transformation sociale et donc qu’ils soient utilisables par le plus grand nombre, nécessite beaucoup de travail et surtout un large éventail de compétences. Cela nécessite un important travail d’équipe, dont des tâches souvent peu visibles, comme l’organisation de réunions, l’animation du groupe, la gestion de conflits, le secrétariat… ou peu valorisées, telles que la recherche d’utilisabilité, la communication, ou encore la traduction. Ce qu’Ashley Williams, actuellement à la tête de la Rust Foundation, pointe comme une liberté implicite mais fondamentale du Libre : la liberté de coopérer… dont le coût a trop souvent été glissé sous le tapis.
De nombreuses personnes qui promeuvent le Libre travaillent dans l’informatique, ce qui va souvent avec une position économique privilégiée. Dans ce contexte, concevoir le Libre comme un hobby favorise sûrement le biais qui consiste à évacuer la question du financement. Mais en prenant le Libre au sérieux, comme un projet émancipateur face aux technologies, alors la question s’impose : comment peut-on organiser son financement ?
À ne pas s’être attaqué sérieusement à la question dès le départ, on peut faire le bilan que les réactions face à la récupération et aux attaques du capitalisme n’ont pas été à la hauteur.
« Free as in freedom » s’est transformé en « free as in freemium »
Matt Yonkovit qui travaille sur les bases de données libres depuis plus de 15 ans (chez MySQL AB, Sun Microsystems, Mattermost et maintenant Percona) est justement revenu, lors du dernier FOSDEM, sur les dernières attaques subi par l’open source dans une présentation baptisée La mort de l’ouverture et des libertés [en anglais]. Extrait du résumé :
Cela fait des années que des fournisseurs rognent doucement les libertés et l’ouverture fournies par l’open source, mais cette année on a vu des changements sans précédents par rapport à la perception et la valorisation des logiciels open source. […] Des changements de licence à la disponibilité exclusivement sous forme de services, ce qui était open ne l’est plus.
Vu le contexte « professionnel » depuis lequel parle Matt Yonkovit, nous avons choisi de garder le terme « open source ». Il précise néanmoins dans la conférence les valeurs qu’il y associe : communauté, collaboration, liberté, innovation, égalité.
Dans sa présentation, il revient sur les modèles économiques qui ont émergé dans le monde de l’open source. En commençant par préciser que faire de l’open source n’était pas un modèle économique en soi. Pour autant, de nombreuses entreprises ont essayé de construire un modèle économique en produisant des logiciels open source, alors que c’est un point de départ difficile, particulièrement dans le monde de la base de données.
D’après une enquête menée par l’entreprise Percona, pour laquelle il travaille, 2/3 des entreprises ne sont pas prêtes à payer pour leur base de données. Pour celles qui le font, leur priorité est d’avoir des garanties et du support. Sauf qu’une fois leur infrastructure et le logiciel stabilisé, il devient plus difficile de voir l’intérêt à payer pour un service de support auquel on ne fait plus appel.
Il est donc plus difficile de fidéliser la clientèle avec de l’open source qu’avec des logiciels propriétaires. Particulièrement parce qu’une entreprise peut décider de faire appel à un consultant extérieur, voir carrément de développer sa propre branche afin de reproduire ou de remplacer des fonctionnalités entières. Cela oblige à développer une vraie relation de partenaires avec la clientèle, et à améliorer sans cesse les logiciels. Cependant, Matt Yonkovit ne considère pas cela comme un défaut : au contraire, il considère que c’est un point fort de l’open source que de pousser à l’amélioration continue du produit.
Il résume les modèles économiques qui ont émergé autour de l’open source ainsi, dont certains pour lesquels l’équilibre entre fidélisation et éthique n’est pas toujours au bénéfice du client :
- La vente de services : l’accès au logiciel est gratuit et les client·es payent lorsqu’iels ont besoin d’aide. Ce modèle est facile à mettre en œuvre, notamment parce qu’il repose quasi exclusivement sur de la force de travail. Mais cela veut dire que les marges sont faibles, qu’on ne peut vendre que dans la mesure des disponibilités des personnes, qu’il faut faire un travail continu pour montrer son expertise. Il ne retient pas non plus les client·es. Une fois leur problème résolu, il y a beaucoup moins à vendre.
- L’open core (noyau ouvert) : ce modèle constitue à distribuer gratuitement une version communautaire, et à faire payer une version « entreprise ». Cette dernière contient des fonctionnalités qui ne sont pas disponibles dans la version gratuite et qui ne sont pas nécessairement open source. Il arrive cependant que ces fonctionnalités supplémentaires soient réimplémentées en open source par d’autres personnes. En réaction, les fournisseurs auront alors tendance à basculer de plus en plus de fonctionnalités dans la version « entreprise ».
- « Software As A Service » (logiciel en tant que service) : le fournisseur installe, gère, contrôle non seulement le logiciel mais aussi l’infrastructure qui va avec. C’est ce qu’on appelle souvent « cloud ». Un fonctionnement synonyme de fidélité : les clients échangent contrôle et autonomie pour la facilité d’usage. Le logiciel lui-même peut être « open source » sans qu’il soit possible de répliquer son installation ailleurs ou de pouvoir extraire ses données du service.
- Un modèle hybride : le logiciel est distribué gratuitement, mais une souscription permet de bénéficier d’outils, de services ou d’infrastructures qui permettent d’économiser du temps ou des efforts.
Matt Yonkovit nous demande alors, en tant que communauté ou personne contribuant à l’open source, quelle est notre définition du succès ?
Dans le jargon des investisseurs, il y a deux indicateurs de croissance qui sont importants pour les logiciels : le taux d’adoption et le taux de rétention. Le taux d’adoption mesure le nombre de personnes qui se mettent à utiliser un logiciel. Le taux de rétention mesure celles qui prolongent cet usage sur la durée. Notre définition du succès peut-elle alors coller à celle des investisseurs ?
Pendant longtemps, la question ne s’est pas posée : les investisseurs considéraient qu’il n’était pas possible de « faire de l’argent » avec de l’open source. Cela a basculé en 2008, lorsque Sun Microsystems a racheté MySQL AB pour 1 milliard de dollars. Tout à coup l’open source est devenu économiquement « viable ». Les investisseurs se sont alors mis à regarder les chiffres d’autres projets open source : « Ce nombre de téléchargements, ce nombre d’utilisateur·ices, voilà des taux d’adoptions bien alléchants, ça doit bien pouvoir se rentabiliser tout ça. Venez, je vais vous aider, on va devenir riche ! »
Sauf que ces investisseurs vont ensuite souvent remplacer les dirigeant·es par d’autres, en provenance d’entreprises habituées au modèle propriétaire, et qui suivront la démarche classique : augmenter les parts de marché, pour vendre davantage, pour vendre plus longtemps, donc augmenter la rétention et donc verrouiller les clients autant que possible.
[Nous] n’avons pas mis en open source pour obtenir de l’aide de la communauté, pour faire un meilleur produit. Nous l’avons mis en open source comme une stratégie freemium ; pour faciliter l’adoption.
Dev Ittycheria, CEO de MongoDB dans une interview par Computer Business Review
Comme le souligne Matt Yonkovit, l’open source n’a jamais été conçu ou prévu comme une drogue qui entraînerait les gens vers des logiciels propriétaires et verrouillés. Pourtant, cela arrive de plus en plus souvent. Dans le monde de la base de données, ce n’est pas seulement MongoDB : Elastic, Redis et d’autres ont tous utilisé le « cloud » comme une excuse bien pratique pour égratigner les licences et les valeurs de l’open source. Le récent passage brutal du code d’Elasticsearch vers une licence non-libre est un pied de nez au 1600 personnes ayant contribué au projet. Pourtant, cela ne résout rien. Ces entreprises ne sont toujours pas rentables aux yeux des investisseurs, et de nouvelles versions « compatible open source » de projets populaires comme MySQL ou PostgreSQL apparaissent toujours chez les vendeurs de cloud.
Pour Matt Yonkovit, le concept même d’open source se fait pirater par les intérêts financiers. Si les contributeur·ices se font traiter ainsi, combien de temps continueront-iels ? Est-ce que les prochaines générations de développeur⋅euses ne considéreront plus l’open source que comme une base pour vendre du freemium ? En empêchant d’inventer des usages ou des fonctionnalités, ces pratiques freinent l’innovation.
Notre aventure avec WorkAdventure
En tant que Dérivation, nous proposons d’animer des réunions et d’accompagner des groupes dans leur usage du numérique. Nos pratiques d’animation, issues de l’éducation populaire, sont pour la plupart pensées « en présence » et « dans l’espace ». Les restrictions sanitaires liées à la pandémie compliquent beaucoup nos activités. La découverte du logiciel WorkAdventure, lors du Remote Chaos Communication Congress, rendant possible de mettre en espace des réunions à distance a débloqué nos imaginaires. Malheureusement, bien que le code du logiciel soit disponible, ce dernier n’est pas Libre.
Sa licence nous empêche de réaliser notre propre installation pour y inviter les groupes qui feraient appels à nos services. Cette réalisation a été une grande frustration : nous aurions été ravi⋅es de contribuer à améliorer le logiciel, mais vu la faiblesse de nos moyens, l’absence totale de garanties sur notre capacité à pouvoir utiliser nous-mêmes ces améliorations nous a plus que refroidis.
Nous n’excluons pas d’utiliser WorkAdventure en tant que service, mais il nous semble que nous nous retrouvons précisément face à ce que ce que Matt Yonkovit dénonce : l’open source est ici utilisé comme une stratégie marketing, tout en profitant largement des technologies open source sous-jacentes et des personnes qui contribuent néanmoins à l’ensemble du code.
La liberté manquante
C’est la question que posait Martin Owens, développeur de logiciels libres passé par Ubuntu et qui se concentre aujourd’hui sur Inkscape, dans une présentation donnée à l’occasion de LibrePlanet 2021.
Martin Owens a réalisé que travailler sous contrat, comme il l’a fait longtemps, voulait dire permettre aux riches et aux déjà puissant⋅es de tirer le maximum des logiciels libres. Mais que cela laissait donc de côté les utilisateur·ices, celles et ceux de tous les jours, dont les besoins sont souvent différents de ceux des entreprises, des universités ou d’autres grosses organisations qui, elles, peuvent se permettre de payer des développeur⋅euses.
Ignorer ces utilisateur⋅ices représente alors une injustice. Martin Owens critique également un certain paternalisme charitable : « tu devrais être déjà bien content·e de ce que t’as eu ». Il pointe également la responsabilité qu’implique de fournir des logiciels : est-il légitime de laisser des utilisateur·ices perdre leur travail en cas de problème ?
Il a cherché à résoudre ce problème en sortant du modèle qui consiste à rendre des services, mais en voulant plutôt mettre en place une « création dirigée par les utilisateur·ices ». Son idée ainsi est de sortir de l’opposition traditionnelle entre business et bénévolat, et de trouver un compromis plus équitable à la fois pour les utilisateur⋅ices et les développeur⋅euses.
Il alerte néanmoins sur les risques qu’il est nécessaire de prendre en compte avec un tel modèle : négliger les utilisateur·ices qui n’auraient pas les capacités de contribuer financièrement, se retrouver en compétition entre contributeur·ices, vouloir garder tout le contrôle sur un projet pour garantir ses revenus.
Plusieurs développeur⋅euses d’Inkscape, dont Martin, financent depuis peu une partie de leurs activités grâce à des micro-abonnements sur la plateforme Patreon.
Ce mode de financement collectif de la création est entre autre promu par la chanteuse et écrivaine Amanda Palmer. Dans sa présentation L’art de demander, réalisée pour TED en 2013, elle insiste sur le besoin de réciprocité dans la création, et le lien qu’une rétribution monétaire fabrique avec le public :
Et les médias demandaient, « Amanda, l’industrie de la musique s’écroule et vous encouragez le piratage. Comment avez-vous fait pour faire payer tous ces gens pour la musique ? » Et la vraie réponse est que je ne les ai pas obligés. Je le leur ai demandé. Et par le fait même de demander aux gens, j’ai créé un lien avec eux, et en créant un lien avec eux, les gens veulent vous aider. C’est contre-intuitif pour un grand nombre d’artistes. Ils ne veulent pas demander. Mais ce n’est pas facile. Ce n’est pas facile de demander. C’est un problème pour un grand nombre d’artistes. Demander vous rend vulnérables.
À avoir souvent peur que l’argent nuise à nos relations, aurions-nous empêché que des liens plus forts se mettent en place entre contributeur·ices et utilisateur·ices du Libre ? Des liens qui seraient peut-être à même de résister aux assauts des intérêts capitalistes ?
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