Faut-il en finir avec le Libre ? – La dérivation https://xn--drivation-b4a.fr Éducation populaire & enjeux numériques Thu, 31 Oct 2024 11:50:39 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.4.5 https://xn--drivation-b4a.fr/wp-content/uploads/2021/01/cropped-favicon-32x32.png Faut-il en finir avec le Libre ? – La dérivation https://xn--drivation-b4a.fr 32 32 Compte-rendu du Forum ouvert « Faut-il en finir avec le Libre ? » https://xn--drivation-b4a.fr/compte-rendu-du-forum-ouvert-faut-il-en-finir-avec-le-libre/ Sun, 04 Apr 2021 13:51:37 +0000 https://xn--drivation-b4a.fr/?p=966 Poursuivre la lecture Compte-rendu du Forum ouvert « Faut-il en finir avec le Libre ? »]]> Du 2 au 4 avril 2021, nous avons animé un forum ouvert intitulé « Faut-il en finir avec le Libre ? »

Une trentaine de participant⋅es ont échangé pendant 24 sessions, sur 21 sujets différents, sans compter les nombreuses discussions informelles qui se sont tenues en parallèle.

Merci à toutes celles et ceux qui ont participé, que ce soit pour quelques heures ou pour tout l’événement. Merci pour votre enthousiasme !

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Et si le problème avec « Big Tech » était dans « Big » ? https://xn--drivation-b4a.fr/et-si-le-probleme-avec-big-tech-etait-dans-big/ Mon, 29 Mar 2021 14:04:05 +0000 https://xn--drivation-b4a.fr/?p=922 Poursuivre la lecture Et si le problème avec « Big Tech » était dans « Big » ?]]> Quatrième et dernière contribution aux réflexions des rencontres « Faut-il en finir avec le Libre ? », que nous avons organisées en ligne du 2 au 4 avril 2021 sous forme de forum ouvert. Nous revenons sur des aspects qui nous ont paru marquant du long essai How to Destroy Surveillance Capitalism de Cory Doctorow, publié à l’été 2020, dont une traduction française a été réalisée par la vaillante équipe Framalang et publiée sur le Framablog. Nous avons eu envie de mettre en lumière la notion d’« exceptionnalisme tech », ce qui se joue autour des monopoles, de leur régulation et des perspectives en termes de mouvement politique large que cela ouvre.


Dans son essai, Cory Doctorow prend comme point de départ les signes du niveau inquiétant de désinformation et de pensées complotistes atteint ces dernières années. Mais il refuse d’en faire porter intégralement la responsabilité sur les médias sociaux dominants :

Mais y a-t-il une autre explication possible ? Et si c’étaient les circonstances matérielles, et non les arguments, qui faisaient la différence pour ces lanceurs de théories complotistes ? Et si le traumatisme de vivre au milieu de véritables complots tout autour de nous – des complots entre des gens riches, leurs lobbyistes et les législateurs pour enterrer des faits gênants et des preuves de méfaits (ces complots sont communément appelés « corruption ») – rendait les gens vulnérables aux théories du complot ?

Si c’est ce traumatisme et non la contagion – les conditions matérielles et non l’idéologie – qui fait la différence aujourd’hui et qui permet une montée d’une désinformation détestable face à des faits facilement observables, cela ne signifie pas que nos réseaux informatiques soient irréprochables. Ils continuent à faire le gros du travail : repérer les personnes vulnérables et les guider à travers une série d’idées et de communautés toujours plus extrémistes.

Face à cela, de nombreux gouvernements souhaitent obliger les hébergeurs et plateformes à retirer toujours plus vite les contenus « problématiques », ce qui, compte-tenu du volume, encourage l’automatisation malgré toutes les injustices que cela génère. Mais surtout, cela créé un cadre légal impossible à respecter par de petits acteurs qui n’auraient pas les moyens d’une multinationale comme Facebook. Comme le pointe Cory Doctorow :

Il manque cependant une pièce essentielle au débat. Toutes ces solutions partent du principe que les entreprises de technologie détiennent la clé du problème, que leur domination sur l’Internet est un fait permanent. Les propositions visant à remplacer les géants de la tech par un Internet plus diversifié et pluraliste sont introuvables. Pire encore : les « solutions » proposées aujourd’hui exigent que les grandes entreprises technologiques restent grandes, car seules les très grandes peuvent se permettre de mettre en œuvre les systèmes exigés par ces lois.

Il est essentiel de savoir à quoi nous voulons que notre technologie ressemble si nous voulons nous sortir de ce pétrin. Aujourd’hui, nous sommes à un carrefour où nous essayons de déterminer si nous voulons réparer les géants de la tech qui dominent notre Internet, ou si nous voulons réparer Internet lui-même en le libérant de l’emprise de ces géants. Nous ne pouvons pas faire les deux, donc nous devons choisir.

La tech n’est pas exceptionnelle

Au cœur de l’essai de Doctorow se trouve la critique d’approcher la technologie comme « exceptionnelle », comme si ce qui concernait la technologie ne concernait pas le reste du monde, et vice et versa.

L’argument était utilisé par les détracteurs du mouvement des droits et des libertés numériques à ses débuts pour balayer l’idée que le fonctionnement de la technologie avait un impact sur le « monde réel ». Depuis, Internet est devenu omniprésent, à en « disrupter » nos quotidiens.

Pour autant, comme le pointe Cory Doctorow, « l’exceptionnalisme » n’a pas disparu. Il se sert de cette notion pour critiquer certains aspects du concept de « capitalisme de surveillance » tel que défini par Shoshana Zuboff :

Elle a raison sur la menace que représente actuellement le capitalisme pour notre espèce, et elle a raison de dire que la tech pose des défis uniques à notre espèce et notre civilisation, mais elle se trompe vraiment sur la manière dont la tech est différente et sur la façon dont elle menace notre espèce.

Il pointe également l’« exceptionnalisme » qui règne chez les militant·es du numérique pour qui « le militantisme de longue date est un handicap. Occupé·es à poursuivre des luttes numériques du siècle dernier, iels sont incapables de discerner de nouvelles menaces. »1Nous avons retravaillé par endroit la traduction de Framalang pour nous rapprocher davantage de ce que nous avons pu comprendre du texte original. Cory Doctorow est un écrivain avec des tournures … Continue reading

Cory Doctorow souligne en quoi l’analyse de Zuboff relève d’une approche « exceptionnaliste » en revenant sur un phénomène plus vieux même que le capitalisme : la monopolisation.

Le capitalisme de surveillance est le résultat d’un monopole. Le monopole est la cause, tandis que le capitalisme de surveillance et ses conséquences négatives en sont les effets. […], je dirai simplement que l’industrie technologique s’est développée […] en fusionnant avec des rivaux, en rachetant les concurrents émergents et en étendant le contrôle sur des pans entiers du marché.

L’analyse de Zuboff pointe les dangers de la surveillance de masse en ce qu’elle permet, entre autres, de manipuler l’opinion à une large échelle. Après avoir rappelé que nous étions sûrement plus difficiles à manipuler que ce que promet le marketing des géants de la tech, Cory Doctorow souligne que, pour lui, ce danger de manipulation est davantage lié aux monopoles des géants qu’à leur capacité technique :

La prédominance de Google sur la recherche (plus de 86% des recherches effectuées sur le Web […]) signifie que son classement des résultats de recherche a un impact énorme sur l’opinion publique. Paradoxalement, c’est la raison que donne Google pour ne fournir aucune transparence sur ses algorithmes : sa prédominance implique que le classement des résultats est trop important […] car si un acteur malveillant découvrait une faille dans [le] système, alors il l’exploiterait pour pousser son point de vue jusqu’au début du classement. Il existe un remède évident lorsqu’une entreprise devient trop grosse pour être auditée : la diviser en fragments plus petits.

Zuboff parle du capitalisme de surveillance comme d’un « capitalisme voyou » dont les techniques d’accumulation de données et de machine learning nous privent de notre libre arbitre. Mais, tandis que les effets de campagnes visant à fausser nos croyances préexistantes sont limités et temporaires, ceux d’une monopolisation des moyens d’information sont massifs et durables. Contrôler les résultats des recherches du monde entier signifie contrôler autant l’accès aux arguments qu’à leurs réfutations et, par conséquent contrôler une grande partie des croyances de la planète. Si nous nous préoccupons de savoir comment des entreprises nous empêchent de nous faire notre opinion et de déterminer notre avenir, l’impact de la prédominance dépasse de loin celui de la manipulation et devrait être au centre de notre analyse et de notre recherche de solutions.

Cory Doctorow poursuit plus loin sa réflexion sur cette question des moteurs de recherche et du besoin de leur multiplicité, comme d’une extension de la pluralité des sources qui sont une nécessité pour pouvoir recouper une information :

Beaucoup des questions que nous posons aux moteurs de recherche n’ont pas de réponses correctes qui pourraient être déterminées empiriquement. « Où devrais-je aller dîner ? » n’est pas une question objective. Même pour les questions qui ont des réponses objectives (« Les vaccins sont-ils dangereux ? »), ces réponses n’ont pas de source qu’on pourrait empiriquement déterminer comme supérieure à une autre. De nombreuses pages confirment l’innocuité des vaccins, laquelle mettre en premier ? Dans un contexte de concurrence, les consommateur·ices peuvent choisir parmi de nombreux moteurs de recherche et préférer celui dont les décisions algorithmiques lui conviennent le mieux. Mais en contexte de monopole, chacun·e d’entre nous va chercher ses réponses au même endroit.

La constitution des monopoles

C’est à partir de ces constats que l’analyse de Cory Doctorow offre de nouvelles pistes de luttes. Il revient sur les mécanismes de monopolisation et souligne qu’au moins aux États-Unis, des dispositifs législatifs ont existé pour lutter contre ces mécanismes, avant d’être affaiblis dans les années 1980.

La prédominance de Google dans le domaine de la recherche n’est pas une simple question de mérite : pour atteindre sa position dominante, l’entreprise a utilisé de nombreuses tactiques qui auraient été interdites sous les normes antitrust en place avant Reagan. Après tout, il s’agit d’une entreprise qui a développé deux produits majeurs : un très bon moteur de recherche et un assez bon clone de Hotmail. Tous ses autres grands succès – Android, YouTube, Google Maps, etc. – ont été obtenus par l’acquisition d’un concurrent émergent. De nombreuses branches clés de l’entreprise, comme la technologie publicitaire DoubleClick, violent un principe historique anti-monopole, celui de la séparation structurelle qui interdit aux entreprises de posséder des filiales rentrant en concurrence avec leurs clients. Par exemple, on a empêché les sociétés de chemins de fer de posséder des sociétés de fret, qui auraient sinon concurrencé les transporteurs dont elles acheminaient le fret.

Un des intérêts de l’argumentation de Cory Doctorow, c’est qu’elle se prête bien à être entendue par les pouvoirs en place habitués à raisonner en termes de « démocratie de marché » :

Les idéologues du marché les plus fanatiques sont les seuls à penser que les marchés peuvent s’autoréguler sans contrôle de l’État. Pour rester honnêtes, les marchés ont besoin de chiens de garde: régulateurs, législateurs et autres représentants du contrôle démocratique. Lorsque ces chiens de garde s’endorment sur leurs lauriers, les marchés cessent d’agréger les choix des consommateurs parce que ces choix sont limités par les activités illégitimes et trompeuses que ces entreprises pratiquent sans risques car personne ne leur demande de comptes.

Pour revenir plus spécifique sur le cas Google :

Si nous craignons que les entreprises géantes ne détournent les marchés en privant les consommateurs de leur capacité à faire librement leurs choix, alors une application rigoureuse de la législation antitrust semble être un excellent remède. Si nous avions refusé à Google le droit d’effectuer ses nombreuses fusions, nous lui aurions probablement aussi refusé sa prédominance totale sur le domaine de la recherche. Sans cette prédominance, les théories fétiches, les préjugés, les erreurs (et les bonnes décisions aussi) des ingénieurs et des chefs de produits de Google n’auraient pas un effet aussi disproportionné sur les choix des consommateurs.

Une concurrence devenue impossible

Cory Doctorow passe également les autres GAFAM2On ne reproduira pas ici les passages sur Microsoft, l’entreprise ayant déjà eu affaire à des procédures judiciaires pour abus de position dominante, dont l’histoire est documentée par … Continue reading au prisme de son analyse :

Cela vaut pour beaucoup d’autres entreprises. Amazon, l’entreprise type du capitalisme de surveillance, est évidemment l’outil dominant pour la recherche sur Amazon, bien que de nombreuses personnes arrivent sur Amazon après des recherches sur Google ou des messages sur Facebook. Évidemment, Amazon contrôle la recherche sur Amazon. Cela signifie que les choix éditoriaux et intéressés d’Amazon, comme la promotion de ses propres marques par rapport aux produits concurrents de ses vendeurs, ainsi que ses théories, ses préjugés et ses erreurs, déterminent une grande partie de ce que nous achetons sur Amazon. Et comme Amazon est le détaillant dominant du commerce électronique en dehors de la Chine et qu’elle a atteint cette domination en rachetant à la fois de grands rivaux et des concurrents émergents au mépris des règles antitrust historiques, nous pouvons reprocher à ce monopole de priver les consommateurs […] de leur capacité à façonner les marchés en faisant des choix raisonnés.

Tous les monopoles ne sont pas des capitalistes de surveillance, mais cela ne signifie pas qu’ils ne sont pas capables de façonner les choix des consommateurs de multiples façons. Zuboff fait l’éloge d’Apple pour son App Store et son iTunes Store. Le fait de pouvoir y mettre des prix a, appuie-t-elle, été le secret pour résister à la surveillance [comme modèle économique] et, du coup, créer de nouveaux marchés. Mais Apple est le seul revendeur autorisé sur ses plateformes, et c’est le deuxième plus grand fournisseur de mobiles au monde. Les éditeurs qui mettent en vente des logiciels sur la plateforme d’Apple accusent l’entreprise des mêmes pratiques malsaines de surveillance qu’Amazon et d’autres grands revendeurs : espionner leurs clients pour trouver de nouveaux produits lucratifs à lancer, utilisant ainsi gratuitement les éditeurs indépendants comme autant d’études de marché, avant de les exclure de ceux qu’ils auraient découvert.

[…] les clients des mobiles d’Apple n’ont pas légalement le droit de changer leur iPhone pour basculer vers un autre revendeur d’applications. Apple, évidemment, est seul à pouvoir décider du classement des résultats de recherche sur ses Stores. Ces décisions garantissent que certaines applications seront fréquemment installées (parce qu’elles apparaissent dès la première page) et que d’autres ne le seront jamais (parce qu’elles apparaissent sur la millionième page). Les décisions d’Apple en matière de classement ont un impact bien plus important sur les comportements des consommateurs que les campagnes publicitaires des robots du capitalisme de surveillance.

À celles et ceux qui lui répondraient que les situations de monopoles seraient liées aux marchés technologiques, Cory Doctorow revient sur le piège de « l’exceptionnalisme » :

L’exceptionnalisme technologique est un péché, qu’il soit pratiqué par les partisans aveugles de la technologie ou par ses détracteurs. Ces deux camps sont enclins à expliquer la concentration monopolistique en invoquant certaines caractéristiques particulières de l’industrie technologique, comme les effets de réseau ou l’avantage du premier arrivé. La seule différence réelle entre ces deux groupes est que les apologistes de la technologie disent que des monopoles sont inévitables et que nous devrions donc laisser la technologie s’en tirer malgré ses abus alors que les autorités de la concurrence des États-Unis et de l’UE disent que les monopoles sont inévitables et que nous devrions donc punir la technologie pour ses abus, sans pour autant essayer de briser les monopoles.

S’il fallait une preuve que les géants ne sont pas indéboulonnables, on peut prendre comme exemple l’essor récent de l’application de messagerie Signal. En janvier 2021, Facebook a annoncé un changement dans la politique de captation et d’utilisation des données de son application de messagerie WhatsApp – par ailleurs développée par un concurrent puis rachetée par Facebook en 2014. La Réglementation européenne Générale de Protection des Données a obligé Facebook à recueillir le consentement explicite des utilisateur·ices de WhatsApp pour ses nouveaux traitements. Plutôt que de se soumettre, de nombreuses personnes sont parties à la recherche d’alternatives, et beaucoup sont arrivées sur Signal, une solution sûre et développée par une organisation sans but lucratif. Il est légitime d’imaginer que davantage de législation en défaveur des géants de la tech puisse favoriser des exodes similaires.

Capacité de lobbying et verrous idéologiques

Le problème est qu’il est malheureusement très difficile de faire passer la moindre législation contraignante. Comme le souligne Doctorow :

Beaucoup des préjudices causés par le capitalisme de surveillance sont le résultat d’une réglementation trop faible voire inexistante. Ces vides résultent du pouvoir des monopoles à résister à des réglementations plus strictes et à adapter les réglementations existantes afin de continuer à exercer leurs activités telles quelles.

Cette tolérance, ou indifférence, à l’égard de la collecte et de la conservation excessives des données peut être attribuée en partie à la puissance de lobbying des plateformes. Ces plateformes sont si rentables qu’elles peuvent facilement se permettre de réaffecter des sommes colossales pour lutter contre tout changement réel – c’est-à-dire tout changement qui les obligerait à internaliser les coûts de leurs activités de surveillance.

Cette puissance de lobbying est renforcée par le fait que les tentations sécuritaires des États leur donne intérêt à la concentration en ce qu’elle rend plus facile la surveillance :

Un secteur technologique centralisé qui travaille avec les autorités est un allié beaucoup plus puissant dans le projet de surveillance massive d’État qu’un secteur fragmenté composé d’acteurs plus petits.

Enfin, l’autre problème est que la concentration produit une uniformité idéologique, parce que les quelques mêmes personnes passent d’un géant à l’autre, et sont également les seules à même de travailler sur la réglementation :

Ils ont même de bons arguments pour ça : après tout, quand il n’existe que quatre ou cinq grandes entreprises dans un secteur industriel, toute personne qualifiée pour contrôler la réglementation de ces entreprises a occupé un poste de direction dans au moins deux d’entre elles. De même, lorsqu’il n’y a que cinq entreprises dans un secteur, toute personne qualifiée pour occuper un poste de direction dans l’une d’entre elles travaille par définition dans l’une des autres.

Cory Doctorow explique en quoi des lois antitrust plus fermes pourraient diminuer les moyens de lobbying de ces structures et produire davantage de diversité idéologique :

Les industries compétitives sont fragmentées : dans une industrie compétitive les entreprises s’entre-déchirent en permanence et rognent sur leurs marges respectives dans l’espoir de se voler leurs meilleurs clients. Ce qui leur laisse beaucoup moins de capitaux à utiliser pour du lobbying et demande beaucoup plus de travail pour convaincre toutes les entreprises de mettre des ressources en commun pour le bien de l’industrie toute entière.

Des marchés concurrentiels affaibliraient le pouvoir de lobbying des entreprises en réduisant leurs profits et en les opposant les unes aux autres au sein des instances de régulation. Cela donnerait aux clients d’autres endroits où aller pour leurs services en ligne. Les entreprises seraient suffisamment petites pour être réglementées et cela ouvrirait la voie à des sanctions significatives en cas d’infraction. Cela permettrait à des ingénieurs, hors du dogme de la surveillance, de lever des capitaux pour concurrencer les géants en place.

Le phénomène de concentration est partout

En se distanciant une nouvelle fois d’une approche « exceptionnaliste », Cory Doctorow relève à quel point ce mouvement de concentration concerne l’ensemble des industries :

À l’appui de cette théorie, je propose de considérer la concentration que tous les autres secteurs ont connue au cours de la même période. Du catch aux biens de consommation emballés, en passant par le crédit-bail immobilier, les banques, le fret maritime, le pétrole, les labels de musique, la presse écrite et les parcs d’attractions, tous les secteurs ont connu un mouvement de concentration massif. Il n’y a pas d’effets de réseau évidents ni d’avantage de premier arrivé dans ces secteurs. Cependant, dans tous les cas, ils ont atteint leur statut de concentration grâce à des tactiques qui étaient interdites [auparavant] : fusion avec les concurrents les plus importants, rachat de nouveaux venus innovants, intégration horizontale et verticale3Pour citer Wikipédia : « L’intégration horizontale (ou concentration horizontale) consiste pour une entreprise à étendre son réseau, en acquérant ou développant des activités … Continue reading , et une série de tactiques anticoncurrentielles qui étaient autrefois illégales mais ne le sont plus.

Dans les séries de tactiques anticoncurrentielles sur lequel il revient mais que nous ne développerons pas ici, se trouvent les abus autour des brevets, l’extension toujours plus longue du droit d’auteur, et toutes les législations empêchant la rétro-ingénierie.

Après quarante ans à ignorer scrupuleusement les mesures antitrust et leur mise en application, il n’est pas surprenant que nous ayons presque tous oublié que les lois antitrust existent, que la croissance à travers les fusions et les acquisitions était largement interdite par la loi, et que les stratégies d’isolation d’un marché, comme par l’intégration verticale, pouvait conduire une entreprise au tribunal.

Une des armes antitrust sur lesquelles Cory Doctorow revient également est l’interopérabilité, la capacité pour un produit de pouvoir fonctionner avec un autre. Il revient entre autres sur l’exemple des cartouches d’imprimante fabriqués par des tiers, et les mécanismes déloyal et contraire aux intérêts des consommateur·ices des fabriquant d’imprimante. Obtenir une législation qui, a minima, interdit aux fournisseurs de mettre en place de tels dispositifs serait déjà un pas en avant. Mieux, on peut imaginer obliger les fabricants à produire les documents et outils nécessaires à l’interopérabilité. Dans le cas des médias sociaux, ce type de législation semble crucial pour empêcher les monopoles.

Un front commun

Pour les anti-capitalistes convaincu·es, l’approche que propose de Cory Doctorow peut tenir du pansement sur une fracture ouverte. Pour autant, face à un mouvement de concentration ayant traversé tous les secteurs de l’industrie, on peut imaginer un mouvement de lutte associant en retour de nombreux secteurs militants.

Pouvons-nous retrouver cette volonté politique ?

James Boyle, un universitaire spécialisé dans le copyright, a analysé comment le terme « écologie » a marqué un tournant dans le militantisme pour la sauvegarde de l’environnement. Avant que ce terme soit adopté, les personnes qui voulaient protéger les baleines ne considéraient pas forcément combattre pour la même cause que celles qui voulaient protéger la couche d’ozone ou celles qui luttaient contre la pollution de l’eau ou contre les pluies acides.

Mais le terme « écologie » a regroupé ces différentes causes en un seul mouvement, dont les membres se sont montrés solidaires les un·es des autres. Ceux qui se souciaient de la pollution de l’eau ont signé les pétitions diffusées par celles et ceux qui voulaient mettre fin à la chasse à la baleine, et les opposant·es à la chasse à la baleine ont défilé aux côtés de celles et ceux qui réclamaient des mesures contre les pluies acides. Cette union autour d’une cause commune a radicalement changé la dynamique de l’environnementalisme et ouvert la voie au militantisme climatique actuel et au sentiment que garder la planète Terre habitable relevait d’un devoir commun.

Je crois que nous sommes à l’aube d’un nouveau moment « écologique » consacré à la lutte contre les monopoles. Après tout, la technologie n’est pas la seule industrie concentrée, ni même la plus concentrée.

On trouve des partisans du démantèlement des trusts dans tous les secteurs de l’économie. On trouve partout des personnes abusées par des monopolistes qui ont ruiné leurs finances, leur santé, leur vie privée, leur parcours et la vie de leurs proches. Ces personnes partagent la même cause que ceux qui veulent démanteler les géants de la tech et ont les mêmes ennemis. Lorsque les richesses sont concentrées entre les mains d’un petit nombre, presque toutes les grandes entreprises ont des actionnaires en commun.

Pour résumer, et si le problème dans « big tech », c’était surtout « big » ? Et si cela valait aussi pour « big pharma », « big agro », la finance, la presse, l’énergie et de nombreux autres secteurs ? Et si cela pouvait constituer la base d’un large front commun ? Cela ne serait sûrement pas la solution à tous nos problèmes, mais diminuer le pouvoir du capital, calmer les abus les plus criants, retrouver du pouvoir démocratique et apprendre a se connaître, ça semble déjà un bon plan pour commencer, non ?


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Notes

Notes
1 Nous avons retravaillé par endroit la traduction de Framalang pour nous rapprocher davantage de ce que nous avons pu comprendre du texte original. Cory Doctorow est un écrivain avec des tournures de phrase pour lesquelles il est souvent difficile de trouver des équivalences.
2 On ne reproduira pas ici les passages sur Microsoft, l’entreprise ayant déjà eu affaire à des procédures judiciaires pour abus de position dominante, dont l’histoire est documentée par ailleurs.
3 Pour citer Wikipédia : « L’intégration horizontale (ou concentration horizontale) consiste pour une entreprise à étendre son réseau, en acquérant ou développant des activités économiques au même niveau de la chaîne de valeur que ses produits. » / « […] [L]’intégration verticale consiste, pour une entreprise, à intégrer dans sa propre activité celle de l’un de ses fournisseurs, ou de l’un de ses clients. »
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Du pouvoir économique sur le Libre https://xn--drivation-b4a.fr/du-pouvoir-economique-sur-le-libre/ Tue, 23 Mar 2021 16:05:40 +0000 https://xn--drivation-b4a.fr/?p=879 Poursuivre la lecture Du pouvoir économique sur le Libre]]> Voici un nouvel article de préparation des rencontres en ligne que nous avons organisées du 2 au 4 avril 2021, afin d’évoquer les enjeux de financement et de pouvoir économique dans le logiciel libre. On parlera d’impensés, de déceptions, de cupidité, mais aussi de relations et de solidarités.


La pensée « classique » du logiciel libre se focalise sur les quatre libertés : utiliser, copier, étudier et modifier. Cependant, insister sur le « free as in freedom », sur le fait que « libre ne veut pas dire gratuit » nous a peut-être trop souvent permis d’évacuer la question économique des discussions.

Que concevoir des logiciels puissent être un plaisir, c’est un fait. Mais concevoir des logiciels, particulièrement si l’on souhaite qu’ils participent à une transformation sociale et donc qu’ils soient utilisables par le plus grand nombre, nécessite beaucoup de travail et surtout un large éventail de compétences. Cela nécessite un important travail d’équipe, dont des tâches souvent peu visibles, comme l’organisation de réunions, l’animation du groupe, la gestion de conflits, le secrétariat… ou peu valorisées, telles que la recherche d’utilisabilité, la communication, ou encore la traduction. Ce qu’Ashley Williams, actuellement à la tête de la Rust Foundation, pointe comme une liberté implicite mais fondamentale du Libre : la liberté de coopérer… dont le coût a trop souvent été glissé sous le tapis.

De nombreuses personnes qui promeuvent le Libre travaillent dans l’informatique, ce qui va souvent avec une position économique privilégiée. Dans ce contexte, concevoir le Libre comme un hobby favorise sûrement le biais qui consiste à évacuer la question du financement. Mais en prenant le Libre au sérieux, comme un projet émancipateur face aux technologies, alors la question s’impose : comment peut-on organiser son financement ?

À ne pas s’être attaqué sérieusement à la question dès le départ, on peut faire le bilan que les réactions face à la récupération et aux attaques du capitalisme n’ont pas été à la hauteur.

« Free as in freedom » s’est transformé en « free as in freemium »

Matt Yonkovit qui travaille sur les bases de données libres depuis plus de 15 ans (chez MySQL AB, Sun Microsystems, Mattermost et maintenant Percona) est justement revenu, lors du dernier FOSDEM, sur les dernières attaques subi par l’open source dans une présentation baptisée La mort de l’ouverture et des libertés [en anglais]. Extrait du résumé :

Cela fait des années que des fournisseurs rognent doucement les libertés et l’ouverture fournies par l’open source, mais cette année on a vu des changements sans précédents par rapport à la perception et la valorisation des logiciels open source. […] Des changements de licence à la disponibilité exclusivement sous forme de services, ce qui était open ne l’est plus.

Vu le contexte « professionnel » depuis lequel parle Matt Yonkovit, nous avons choisi de garder le terme « open source ». Il précise néanmoins dans la conférence les valeurs qu’il y associe : communauté, collaboration, liberté, innovation, égalité.

Extrait de la présentation The Death of Openness and Freedom? de Matt Yonkovit, FOSDEM2021

Dans sa présentation, il revient sur les modèles économiques qui ont émergé dans le monde de l’open source. En commençant par préciser que faire de l’open source n’était pas un modèle économique en soi. Pour autant, de nombreuses entreprises ont essayé de construire un modèle économique en produisant des logiciels open source, alors que c’est un point de départ difficile, particulièrement dans le monde de la base de données.

D’après une enquête menée par l’entreprise Percona, pour laquelle il travaille, 2/3 des entreprises ne sont pas prêtes à payer pour leur base de données. Pour celles qui le font, leur priorité est d’avoir des garanties et du support. Sauf qu’une fois leur infrastructure et le logiciel stabilisé, il devient plus difficile de voir l’intérêt à payer pour un service de support auquel on ne fait plus appel.

Il est donc plus difficile de fidéliser la clientèle avec de l’open source qu’avec des logiciels propriétaires. Particulièrement parce qu’une entreprise peut décider de faire appel à un consultant extérieur, voir carrément de développer sa propre branche afin de reproduire ou de remplacer des fonctionnalités entières. Cela oblige à développer une vraie relation de partenaires avec la clientèle, et à améliorer sans cesse les logiciels. Cependant, Matt Yonkovit ne considère pas cela comme un défaut : au contraire, il considère que c’est un point fort de l’open source que de pousser à l’amélioration continue du produit.

Il résume les modèles économiques qui ont émergé autour de l’open source ainsi, dont certains pour lesquels l’équilibre entre fidélisation et éthique n’est pas toujours au bénéfice du client :

  • La vente de services : l’accès au logiciel est gratuit et les client·es payent lorsqu’iels ont besoin d’aide. Ce modèle est facile à mettre en œuvre, notamment parce qu’il repose quasi exclusivement sur de la force de travail. Mais cela veut dire que les marges sont faibles, qu’on ne peut vendre que dans la mesure des disponibilités des personnes, qu’il faut faire un travail continu pour montrer son expertise. Il ne retient pas non plus les client·es. Une fois leur problème résolu, il y a beaucoup moins à vendre.
  • L’open core (noyau ouvert) : ce modèle constitue à distribuer gratuitement une version communautaire, et à faire payer une version « entreprise ». Cette dernière contient des fonctionnalités qui ne sont pas disponibles dans la version gratuite et qui ne sont pas nécessairement open source. Il arrive cependant que ces fonctionnalités supplémentaires soient réimplémentées en open source par d’autres personnes. En réaction, les fournisseurs auront alors tendance à basculer de plus en plus de fonctionnalités dans la version « entreprise ».
  • « Software As A Service » (logiciel en tant que service) : le fournisseur installe, gère, contrôle non seulement le logiciel mais aussi l’infrastructure qui va avec. C’est ce qu’on appelle souvent « cloud ». Un fonctionnement synonyme de fidélité : les clients échangent contrôle et autonomie pour la facilité d’usage. Le logiciel lui-même peut être « open source » sans qu’il soit possible de répliquer son installation ailleurs ou de pouvoir extraire ses données du service.
  • Un modèle hybride : le logiciel est distribué gratuitement, mais une souscription permet de bénéficier d’outils, de services ou d’infrastructures qui permettent d’économiser du temps ou des efforts.

Matt Yonkovit nous demande alors, en tant que communauté ou personne contribuant à l’open source, quelle est notre définition du succès ?

Dans le jargon des investisseurs, il y a deux indicateurs de croissance qui sont importants pour les logiciels : le taux d’adoption et le taux de rétention. Le taux d’adoption mesure le nombre de personnes qui se mettent à utiliser un logiciel. Le taux de rétention mesure celles qui prolongent cet usage sur la durée. Notre définition du succès peut-elle alors coller à celle des investisseurs ?

Pendant longtemps, la question ne s’est pas posée : les investisseurs considéraient qu’il n’était pas possible de « faire de l’argent » avec de l’open source. Cela a basculé en 2008, lorsque Sun Microsystems a racheté MySQL AB pour 1 milliard de dollars. Tout à coup l’open source est devenu économiquement « viable ». Les investisseurs se sont alors mis à regarder les chiffres d’autres projets open source : « Ce nombre de téléchargements, ce nombre d’utilisateur·ices, voilà des taux d’adoptions bien alléchants, ça doit bien pouvoir se rentabiliser tout ça. Venez, je vais vous aider, on va devenir riche ! »

Sauf que ces investisseurs vont ensuite souvent remplacer les dirigeant·es par d’autres, en provenance d’entreprises habituées au modèle propriétaire, et qui suivront la démarche classique : augmenter les parts de marché, pour vendre davantage, pour vendre plus longtemps, donc augmenter la rétention et donc verrouiller les clients autant que possible.

[Nous] n’avons pas mis en open source pour obtenir de l’aide de la communauté, pour faire un meilleur produit. Nous l’avons mis en open source comme une stratégie freemium ; pour faciliter l’adoption.

Dev Ittycheria, CEO de MongoDB dans une interview par Computer Business Review

Comme le souligne Matt Yonkovit, l’open source n’a jamais été conçu ou prévu comme une drogue qui entraînerait les gens vers des logiciels propriétaires et verrouillés. Pourtant, cela arrive de plus en plus souvent. Dans le monde de la base de données, ce n’est pas seulement MongoDB : Elastic, Redis et d’autres ont tous utilisé le « cloud » comme une excuse bien pratique pour égratigner les licences et les valeurs de l’open source. Le récent passage brutal du code d’Elasticsearch vers une licence non-libre est un pied de nez au 1600 personnes ayant contribué au projet. Pourtant, cela ne résout rien. Ces entreprises ne sont toujours pas rentables aux yeux des investisseurs, et de nouvelles versions « compatible open source » de projets populaires comme MySQL ou PostgreSQL apparaissent toujours chez les vendeurs de cloud.

Pour Matt Yonkovit, le concept même d’open source se fait pirater par les intérêts financiers.  Si les contributeur·ices se font traiter ainsi, combien de temps continueront-iels ? Est-ce que les prochaines générations de développeur⋅euses ne considéreront plus l’open source que comme une base pour vendre du freemium ? En empêchant d’inventer des usages ou des fonctionnalités, ces pratiques freinent l’innovation.

Notre aventure avec WorkAdventure

En tant que Dérivation, nous proposons d’animer des réunions et d’accompagner des groupes dans leur usage du numérique. Nos pratiques d’animation, issues de l’éducation populaire, sont pour la plupart pensées « en présence » et « dans l’espace ». Les restrictions sanitaires liées à la pandémie compliquent beaucoup nos activités. La découverte du logiciel WorkAdventure, lors du Remote Chaos Communication Congress, rendant possible de mettre en espace des réunions à distance a débloqué nos imaginaires. Malheureusement, bien que le code du logiciel soit disponible, ce dernier n’est pas Libre.

Des personnages vus de dessus dans une bibliothèque, dans un style graphique de jeu vidéo 16 bits.
Capture d’écran d’un arpentage en ligne organisé par La Dérivation

Sa licence nous empêche de réaliser notre propre installation pour y inviter les groupes qui feraient appels à nos services. Cette réalisation a été une grande frustration : nous aurions été ravi⋅es de contribuer à améliorer le logiciel, mais vu la faiblesse de nos moyens, l’absence totale de garanties sur notre capacité à pouvoir utiliser nous-mêmes ces améliorations nous a plus que refroidis.

Nous n’excluons pas d’utiliser WorkAdventure en tant que service, mais il nous semble que nous nous retrouvons  précisément face à ce que ce que Matt Yonkovit dénonce : l’open source est ici utilisé comme une stratégie marketing, tout en profitant largement des technologies open source sous-jacentes et des personnes qui contribuent néanmoins à l’ensemble du code.

La liberté manquante

C’est la question que posait Martin Owens, développeur de logiciels libres passé par Ubuntu et qui se concentre aujourd’hui sur Inkscape, dans une présentation donnée à l’occasion de LibrePlanet 2021.

« The Missing Freedom » 

Une figure d'un·e développeur·euse avec quatre symboles : une main, une toque d'universitaire, un paquet cadeau, et un écrou. La main est un peu plus petite que les autres symboles.
Une  figure d'un·e utilisateur·ice avec trois symboles : la main, le paquet cadeau, et la toque universitaire. La main est plus grosse que le paquet cadeau, lui-même plus gros que la toque universitaire.
Extrait de la présentation Empower users by asking them for money par Martin Owens, LibrePlanet 2021 (Source) – Arrière-plan par Bruno Vinicius
illustration par Tim Jones, Chris Rogers and Martin Owens
CC-BY-SA

Martin Owens a réalisé que travailler sous contrat, comme il l’a fait longtemps, voulait dire permettre aux riches et aux déjà puissant⋅es de tirer le maximum des logiciels libres. Mais que cela laissait donc de côté les utilisateur·ices, celles et ceux de tous les jours, dont les besoins sont souvent différents de ceux des entreprises, des universités ou d’autres grosses organisations qui, elles, peuvent se permettre de payer des développeur⋅euses.

Ignorer ces utilisateur⋅ices représente alors une injustice. Martin Owens critique également un certain paternalisme charitable : « tu devrais être déjà bien content·e de ce que t’as eu ». Il pointe également la responsabilité qu’implique de fournir des logiciels : est-il légitime de laisser des utilisateur·ices perdre leur travail en cas de problème ?

Il a cherché à résoudre ce problème en sortant du modèle qui consiste à rendre des services, mais en voulant plutôt mettre en place une « création dirigée par les utilisateur·ices ». Son idée ainsi est de sortir de l’opposition traditionnelle entre business et bénévolat, et de trouver un compromis plus équitable à la fois pour les utilisateur⋅ices et les développeur⋅euses.

Il alerte néanmoins sur les risques qu’il est nécessaire de prendre en compte avec un tel modèle : négliger les utilisateur·ices qui n’auraient pas les capacités de contribuer financièrement, se retrouver en compétition entre contributeur·ices, vouloir garder tout le contrôle sur un projet pour garantir ses revenus.

Plusieurs développeur⋅euses d’Inkscape, dont Martin, financent depuis peu une partie de leurs activités grâce à des micro-abonnements sur la plateforme Patreon.

Ce mode de financement collectif de la création est entre autre promu par la chanteuse et écrivaine Amanda Palmer. Dans sa présentation L’art de demander, réalisée pour TED en 2013, elle insiste sur le besoin de réciprocité dans la création, et le lien qu’une rétribution monétaire fabrique avec le public :

Et les médias demandaient, « Amanda, l’industrie de la musique s’écroule et vous encouragez le piratage. Comment avez-vous fait pour faire payer tous ces gens pour la musique ? » Et la vraie réponse est que je ne les ai pas obligés. Je le leur ai demandé. Et par le fait même de demander aux gens, j’ai créé un lien avec eux, et en créant un lien avec eux, les gens veulent vous aider. C’est contre-intuitif pour un grand nombre d’artistes. Ils ne veulent pas demander. Mais ce n’est pas facile. Ce n’est pas facile de demander. C’est un problème pour un grand nombre d’artistes. Demander vous rend vulnérables.

Extrait de la présentation TED d'Amanda Palmer. On la voit perchée sur une caisse de marché, un chapeau avec un billet à ses pieds. Elle se penche vers le public une fleur à la main.
Au fond, l'écran montre une photo d'elle déguisée en mariée effectuant le même geste vers une passante.
Amanda Palmer pendant sa conférence TED

À avoir souvent peur que l’argent nuise à nos relations, aurions-nous empêché que des liens plus forts se mettent en place entre contributeur·ices et utilisateur·ices du Libre ? Des liens qui seraient peut-être à même de résister aux assauts des intérêts capitalistes ?


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Le Libre est fini (Open Is Cancelled) https://xn--drivation-b4a.fr/le-libre-est-fini/ Tue, 16 Mar 2021 10:59:35 +0000 https://xn--drivation-b4a.fr/?p=734 Poursuivre la lecture Le Libre est fini (Open Is Cancelled)]]> Le court essai qui suit, dont le titre original est Open Is Cancel, a été écrit par Mandy Henk, publié en janvier 2020 et traduit par nos soins. Bien que nous ayons nous-mêmes des critiques à formuler sur certains aspects du texte, il nous paraissait être une pierre importante pour alimenter les discussions du forum ouvert que nous avons organisé en ligne du 2 au 4 avril 2021.

À propos de l’autrice

Mandy Henk est diplômée de la Simmons College School en sciences des bibliothèques, et actuellement « Access Services Librarian » à l’université DePauw de Greencastle, Inpridiana. Mandy dédie son temps à l’activisme, à la maternité, à l’écriture et à la bibliothéconomie. Elle a été « Mover & Shaker » du Library Journal en 2011, et une des guerilla-bibliothécaires de la première heure à la People’s Library durant Occupy Wall Street.

Notes de traductions

Nous avons choisi de traduire « open movement » par « mouvement du Libre », ou de garder l’anglais « open », selon le contexte, l’autrice nous ayant confirmé qu’elle utilisait le concept dans le sens le plus large possible. Bien qu’il existe des différences culturelles entre le mouvement « open source/data/culture » anglo-saxon et celui du « Libre » tel que nous le connaissons en Europe francophone, les critiques formulées par l’autrice nous semblent s’appliquer également au contexte européen.

Nous avons fait le choix de traduire « justice oriented software » par « logiciel juste », reprenant ainsi le concept « d’outil juste » tel que nous l’avons rencontré dans la traduction française de La convivialité d’Ivan Illitch.

D’autres remarques se trouvent entre crochets dans le texte, comme de convention.


Le Libre est fini

Avant de lire ceci, je voudrais que vous alliez regarder par là [en anglais]. Gardez ça en tête jusqu’à la fin.

[NDT : Le post que l’autrice nous invite à lire est une bande dessinée de vulgarisation sur les mécanismes d’acceptation et de rejet d’idées nouvelles par rapport à nos convictions. Une des méthodes que suggère l’auteur pour dépassionner les débats est d’imaginer que le siège de nos émotions, l’amygdale cérébrale, est incarnée dans notre petit orteil, nous permettant ainsi de prendre de la distance avec nos émotions sans en nier leur existence.]

De retour ? Prêt⋅es à transférer votre amygdale dans votre petit orteil ?

Bien.

Il est temps de dissoudre le Libre.

Ses figures proéminentes ont révélé leur faillite morale [en anglais]. La communauté est toxique. Le copyright et les licences logicielles ont échoué à garder sous contrôle les fauteurs de trouble et à soutenir les créateur⋅ices marginalisé⋅es. Les théories sous-jacentes sont superficielles et déficientes. Il est temps de passer à autre chose et de créer une nouvelle vague d’outils d’organisation communautaire, axés sur l’éthique, pour le code comme le contenu.

Ce n’est pas la première fois que la communauté du Libre a sérieusement des comptes à rendre, mais nous devons nous assurer que ce sera la dernière. Il est temps de construire un nouveau mouvement, adapté à une époque de montée du fascisme et de justice climatique. Un mouvement centré sur les créateur⋅ices et les utilisateur·ices marginalisé⋅es. Un mouvement basé sur une théorie du changement qui ne met pas l’accent, de façon puérile et naïve, sur les documents juridiques. Un mouvement qui se concentre sur le démantèlement des structures de pouvoir et la mise en place de solidarités entre groupes venant d’horizons divers.

Nous devons créer ce que Sarah Mei [en anglais] appelle des « logiciels justes ». Sauf que nous avons besoin de plus que de logiciels. Nous avons besoin de données « justes », d’une éducation « juste », de sciences « justes », de gouvernements « justes », et d’un accès « juste » aux publications scientifiques.

Sarah Mei sur Twitter : « Plus j’y pense, plus ça me semble important. La JUSTICE, pas la LIBERTÉ, c’est ça que je veux avec un logiciel. La liberté peut être un moyen, mais ce n’est pas une fin en soi. », en réponse à un tweet de Liz Fong-Jones : « Non, parce que “la liberté” n’est pas un bon objectif en soi, contrairement à la justice. Comment des logiciels “Libres” aidant l’ICE, pilotant des frappes par drones, accompagnant les nettoyages ethniques, etc. rendent-ils le monde libre, sans même parler de monde juste ? »

Vous pensiez peut-être que c’est ce que signifiait « ouvert » ? En tout cas, c’était mon cas, et je soupçonne que c’est aussi ce que pensait la plupart des personnes travaillant dans les GLAM [NDT : Galeries, Bibliothèques, Archives et Musées] et la plupart des enseignant⋅es et des agent⋅es du service public qui ont soutenu le Libre. J’imagine que nous avons eu tort de ne pas avoir eu un regard plus critique.

Je veux voir un Internet « juste » dans son ensemble. Parce que la réalité est que, à moins de mettre la justice au centre de nos préoccupations, à moins de mettre au premier plan les besoins des groupes opprimés, tous les systèmes, tant technologiques que sociaux, que nous pourrions construire ne serviront qu’à renforcer les inégalités existantes.

Concentrez-vous sur votre petit orteil et laissez-le vous crier dessus.

Oui, la justice est un concept risqué, un de ceux dont la signification est contextuelle et contestée. Tout comme « ouvert ». Ce n’est pas grave. Nous devons échanger sur ce que signifie la justice, sur ce que signifie l’équité. Ces discussions sont des composantes essentielles d’un dialogue politique vivant. En les réduisant à une opposition « ouvert » versus « fermé », nous nous sommes privé·es de discussions sur la justice dans le monde numérique.

Le mouvement du Libre tel qu’il existe a échoué à l’avènement d’un monde meilleur. Pire, il rend plus difficile pour nous autres de bâtir ce monde. Ces manquements du mouvement ne sont pas seulement à mettre sur le dos de ses membres masculins ou de ses leaders. Ils sont dus à bien plus qu’à des individus. Les problèmes sont plus profonds et font partie du cœur de l’idéologie sous-jacente. Un mouvement qui nous asphyxie depuis trop longtemps.

Le mouvement du Libre a échoué en se concentrant sur la liberté plutôt que sur la justice. Il a échoué en plaçant des principes abstraits au-dessus de vies humaines bien réelles. Il a échoué de nouveau en laissant la misogynie, le racisme et le colonialisme se diffuser sans contrôle et sans contestation. En ne réussissant pas à comprendre les structures de l’oppression et en choisissant, à la place, de mettre en avant des solutions individuelles à des problèmes collectifs, il a échoué. Il a échoué encore, et encore, et encore, en choisissant de privilégier un rationalisme étrange et fétichisé à la place des expériences vécues par des êtres humains incarnés.

Le comportement et les mots horribles d’hommes comme Lessig, Joi et Stallman1NDT : Lawrence Lessig, fondateur et président du conseil d’administration de l’organisation Creative Commons ; Joi Ito, démissionnaire de la direction du MIT Media Lab suite à … Continue reading ne doivent pas passer pour des échecs ponctuels d’individus spécifiques mais plutôt pour un reflet de défauts plus profonds de la philosophie fondatrice de l’open source. Le mot « open » au sens où nous l’utilisons vient du texte de Karl Popper, The Open Society and Its Enemies [NDT : La société ouverte et ses ennemis]. Popper a défini « open » dans un référentiel colonialiste et masculiniste.

La vision de Popper de la société ouverte est profondément ancrée dans des mythes progressistes, primitivistes et dans une arrogance épistémologique sans nom. Elle a emprisonné les discussions sur la technologie dans une cage de dualismes depuis si longtemps que les barreaux en sont devenus invisibles.

Notre engagement pour l’ouverture a verrouillé nos imaginaires. Tant que nous définissons le problème comme étant celui de la fermeture, les projets libres seront aveugles aux autres enjeux politiques, à notre savoir et compréhension des modes d’organisation, à comment nous partageons le pouvoir et à comment nous imaginons notre futur commun. La dichotomie « ouvert » versus « fermé » nous laisse sans moyen pour faire face à l’extrémisme violent, à la radicalisation en ligne, à la montée des inégalités et à la catastrophe écologique.

Le potentiel libérateur d’Internet – le potentiel pour organiser des communautés et construire des solidarités horizontales – ne pourra se réaliser que quand nous nous sortirons de la pensée binaire et que nous embrasserons la complexité du champ moral dans lequel nous vivons. Au-delà de ça, nous avons toustes désormais une même échéance, dictée par l’augmentation constante de nos émissions carbones. Tout comme nous n’arriverons pas à faire face et à éliminer la misogynie de nos espaces sans de nouveaux modes de pensées, nous en avons aussi besoin pour décarboner et réussir une transition juste.

Une fois que le mouvement du Libre se sera libéré des dualismes contraignants, nous pourrons apprendre à penser de façon créative et souple. Le genre de réflexions dont nous avons besoin dès maintenant reconnaît et respecte la sagesse et les modes de connaissance indigènes. Elles intègrent la valeur d’une large diversité d’outils analytiques et de traditions épistémologiques. Plutôt que de se reposer sur un rationalisme étriqué et sévère, cette nouvelle pensée englobera la complexité des expériences humaines vécues.

La prédilection extrême pour un style précis de rationalisme a dominé le mouvement du Libre et ses positions depuis si longtemps que les autres modes de connaissance ont complètement disparu du débat. Le genre de pensée dont nous avons besoin désormais reconnaît et valorise les émotions comme un aspect important de notre compréhension et de notre connaissance du monde.

En nous libérant de la dichotomie ouvert/fermé et de la pensée binaire, nous créons la possibilité que les communautés nomment et confrontent la misogynie, le racisme et le colonialisme. Nous créons le potentiel pour des modes de solidarité et de relations sociales complètement nouveaux, médiés par Internet mais enracinés dans la gentillesse, la compassion et le respect mutuel.


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Notes

Notes
1 NDT : Lawrence Lessig, fondateur et président du conseil d’administration de l’organisation Creative Commons ; Joi Ito, démissionnaire de la direction du MIT Media Lab suite à l’affaire Epstein ; Richard Stallman, fondateur du projet GNU, démissionnaire du MIT et de la présidence de la Free Software Foundation suite à la même affaire.
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Des logiciels émancipateurs ? https://xn--drivation-b4a.fr/des-logiciels-emancipateurs/ Tue, 09 Mar 2021 11:12:03 +0000 https://xn--drivation-b4a.fr/?p=675 Poursuivre la lecture Des logiciels émancipateurs ?]]>

Cet article est le premier d’une série pour nourrir nos réflexions à l’occasion du forum ouvert « Faut-il en finir avec le Libre ? » que nous avons organisé du 2 au 4 avril 2021. Lunar y partage quelques idées qui lui occupent l’esprit depuis longtemps.


Cela fait longtemps que je m’interroge sur certaines limites sur le plan éthique des principes qui gouvernent le logiciel libre. Depuis plus de 20 ans que j’en utilise et que j’y contribue régulièrement, ça démange.

La liberté de fabriquer des armes de guerre ?

Pour qu’un logiciel soit considéré comme libre, la liberté 0 implique qu’il ne doit pas y avoir de limite sur son champ d’application. Cet aspect m’a toujours un peu gêné. C’est sûrement lié au fond pacifiste que m’ont légué mes parents, mais me dire que mon travail puisse être réutilisé pour faire la guerre a toujours un peu piqué.

Si jamais un jour un drone m’envoie un missile dans la gueule… le fait qu’il tourne sous Linux, ça ne sera pas vraiment une victoire pour le logiciel libre…

Lunar, conférence gesticulée « Informatique ou libertés ? », 2018

Il serait cependant illusoire de se dire qu’une licence, soit un contrat de droit, pourrait empêcher une armée ou une police d’utiliser des logiciels auxquels je participerais. À part désapprouver moralement, et mener des combats juridiques avec un rapport de force défavorable, les recours seraient nécessairement limités. La question devient plutôt : si nous devons fabriquer des logiciels, comment les concevoir pour qu’ils puissent intéresser le moins possible les forces militaires ? Ou a minima, que le moindre usage militaire renforce nécessairement la population civile ? C’est avec ce dernier point que j’ai réussi à réconcilier mon éthique et ma participation au développement de Tor : si l’armée a besoin que le réseau Tor fonctionne correctement, alors il fonctionnera au moins aussi bien pour le reste de la population.

Pour quelle autonomie ?

On résume parfois le logiciel libre en le posant comme réponse à l’alternative : « est-ce les machines qui nous contrôlent ou est-ce nous qui contrôlons les machines ? ». Cette question fait écho aux interrogations formulées par Ivan Illich dans son ouvrage La convivialité, écrit avant la naissance du premier ordinateur dit « personnel ».

La relation de l’homme à l’outil est devenue une relation de l’outil à l’homme. Ici il faut savoir reconnaître l’échec. Cela fait une centaine d’années que nous essayons de faire travailler la machine pour l’homme et d’éduquer l’homme à servir la machine. On s’aperçoit maintenant que la machine ne « marche » pas, que l’homme ne saurait se conformer à ses exigences, se faire à vie son serviteur. Durant un siècle, l’humanité s’est livrée à une expérience fondée sur l’hypothèse suivante : l’outil peut remplacer l’esclave. Or il est manifeste qu’employé à de tels desseins, c’est l’outil qui de l’homme fait son esclave. […]

La solution de la crise exige une radicale volte-face : ce n’est qu’en renversant la structure profonde qui règle le rapport de l’homme à l’outil que nous pourrons nous donner des outils justes. L’outil juste répond à trois exigences : il est générateur d’efficience sans dégrader l’autonomie personnelle, il ne suscite ni esclaves ni maîtres, il élargit le rayon d’action personnel. L’homme a besoin d’un outil avec lequel travailler, non d’un outillage qui travaille à sa place. Il a besoin d’une technologie qui tire le meilleur parti de l’énergie et de l’imagination personnelles, non d’une technologie qui l’asservisse et le programme.

Ivan Illich, La convivialité, 1973

Si beaucoup de militant·es du Libre reconnaîtront leurs idéaux dans le programme énoncé par Ivan Illich, pourtant, avec nos cadres juridiques et communautaires actuels, un logiciel peut parfaitement être considéré comme libre sans pour autant augmenter l’autonomie des personnes qui l’utilisent ou qui le subissent.

Une présentation éclair lors la DebConf11 (de 9:30 à 11:30) avait été l’occasion de nommer mes interrogations : un logiciel qui ne sert qu’à interagir avec un service propriétaire, peut-on encore le qualifier de logiciel libre ? Il peut techniquement l’être, mais il ne participe pas à l’autonomie de ses utilisateurices.

Et que penser d’un logiciel comme Traccar, vendu comme une solution pour géolocaliser ses employé⋅es en temps réel ? Augmenter les capacités du patronat à surveiller les salarié·es n’augmentent pas vraiment l’autonomie de ces dernier·es…

Vers des logiciels émancipateurs ?

Le wiktionnaire défini l’émancipation comme l’« action de se libérer de ses contraintes ». Est-ce que ce n’est pas vers cela que nous devrions tendre lorsque nous concevons des outils numériques ?

Bien que les logiciels libres nous garantissent la capacité de modifier leur fonctionnement, cela pose néanmoins la question de la capacité réelle des utilisateurices à pouvoir le faire. Tout comme la philosophe Nancy Fraser nous interrogeait sur les conditions matérielles et sociales nécessaire à toustes pour participer réellement au « débat public », on peut s’interroger sur les nécessités en temps, en connaissances techniques ou en capital, pour que nous soyons toustes capable d’adapter des logiciels libres afin qu’ils répondent à nos besoins. Malheureusement, les projets de logiciels libres qui se posent concrètement cette question ou disposent des moyens nécessaires à la contribution du plus grand nombre restent beaucoup trop rare.

Extrait de « Informatique ou libertés ? »

Ce dernier aspect, Pouhiou, de l’association Framasoft, m’avait aidé à le mettre en mots et en scène dans la conférence gesticulée Informatique ou libertés ? Pour autant, je ne me suis pas riqué à élaborer une définition précise de ce que serait un logiciel émancipateur.

Voici l’extrait vidéo suivi du script correspondant pour celles et ceux qui préfèrent l’écrit.

Naissance du logiciel libre

(Se rassoir. Le conducteur à la quarantaine. Un VRP qui fait souvent le trajet.)

Le conducteur — Mais depuis tout à l’heure vous parlez de logiciel libre, c’est quoi, en fait ?

Lunar — Ce sont des logiciels qu’on peut librement utiliser, copier, étudier, modifier et repartager une fois modifiés.

Le conducteur — D’accord, mais concrètement, ça fait quoi ?

Lunar — Tout ce que peuvent faire des logiciels. Sauf qu’avec des logiciels libres, on refuse que la propriété intellectuelle — on devrait dire propriété imaginaire — passe avant les besoins humains.

Le conducteur — (Répète pour lui-même) Refuser que la propriété intellectuelle passe avant les besoins humains. (Au passager) Mais, ce n’est pas la même chose là, avec les semences, genre Monsanto qui veut s’approprier les tomates anciennes ?

Lunar — Oui, c’est un peu ce qui s’est passé dans le logiciel au tournant des années 1980. Avant les scientifiques qui avaient à des ordinateurs s’échangeaient leurs bouts de code sans restriction. Et puis, avec la standardisation et l’arrivée des ordinateurs personnels, certains ont vu du fric à se faire avec l’idée de vendre des logiciels. Enfin, plutôt de vendre des copies de logiciels. Donc les entreprises qui produisaient ces logiciels ont tout verrouillé à coup de lois et des protections techniques. Les logiciels libres sont nés en résistance. Parce qu’empêcher qu’on fasse des copies de logiciels, c’est aussi idiot que d’empêcher des maraîchers de planter les graines qu’iels ont récoltées.

(Se lever. Au milieu :)

Révolutionnaires, les logiciels libres ?

Quand j’ai découvert le concept du logiciel libre, j’ai trouvé ça révolutionnaire.

(Excitation progressive) Avec Internet, le logiciel libre c’est une personne à Boston qui bricole un logiciel pour répondre à un besoin qu’elle avait. Là (sauter vers la gauche), une personne à Berlin le télécharge, et passe quelques soirées à ajouter la gestion des caractères allemands, avant de le renvoyer (resauter vers le centre) à Boston. L’auteur·e publie une nouvelle version… Là, (sauter vers la droite) une personne à Tokyo va ajouter la gestion du japonais et partager ses modifications. (Sauter vers le centre.) L’auteur·e les intègre et diffuse encore une nouvelle version… qui est téléchargée gratuitement (sauter vers l’arrière) par une personne à Paris. Et qui est bien contente parce que ça fonctionne bien avec les accents français ! La coopération à l’internationale, c’est révolutionnaire.

Et puis, c’est des gens qui font ça sur le temps libre, ou dans le dos du patron. Ou c’est même des entreprises qui payent des gens pour écrire des logiciels qui deviennent au final des communs. Les capitalistes qui financent le communisme, c’est révolutionnaire !

C’est l’informatique par nous et pour nous ! L’informatique pour nos libertés !

C’est l’autogestion du développement, la diffusion d’outils qui rendent autonomes, la propriété collective des moyens de productions ici et maintenant… mais tout ça, c’est révolutionnaire !

(Pause.)

L’amère victoire des logiciels libres

Allez, on n’aurait qu’à faire un petit sondage. Levez la main, et gardez-la levée si vous utilisez : Firefox, LibreOffice, VLC (le lecteur de vidéo avec un cône de chantier), ou encore Wikipédia (en plus d’avoir un contenu libre, le logiciel est libre).

Alors on a gagné ! Le logiciel libre est partout ! (retomber) Par contre, vous avez des nouvelles de la révolution ?

J’ai peut-être un début d’explication…

Allez, un deuxième sondage. Pareil, levez la main, et gardez la levée si vous utilisez : un téléphone sous Android, une LiveBox/FreeBox/autres, le moteur de recherche de Google, Facebook.

Tout ça, c’est aussi fabriqué avec des logiciels libres… En fait, pour tous les aspects de l’ordre de l’infrastructure, où il n’y a vraiment pas de profits à se faire, les grosses entreprises, elles jouent le jeu. Par contre, dès qu’on est sur les composants que voient les client·e·s, elles se débrouillent pour qu’on ne puisse plus y toucher. La LiveBox a beau avoir Linux et d’autres logiciels libres dedans, on ne peut pas la modifier comme on veut.

(Se rassoir.)

Vers des logiciels émancipateurs ?

Le conducteur — Mais, je ne comprends plus, le logiciel libre ça marche… ou pas ?

Lunar — Ça marche, mais ce n’est pas suffisant pour changer le monde. Si jamais un jour un drone m’envoie un missile dans la gueule… le fait qu’il tourne sous Linux, ça ne sera pas vraiment une victoire pour le logiciel libre…

Le conducteur — …

Lunar — D’ailleurs, si j’avais réfléchi à l’époque, je me serais bien aperçu que le terme « logiciel libre », il est bancal. Un logiciel, ce n’est pas un être humain ou un animal qu’on pourrait empêcher de gambader dans les champs. Maintenant, je me dis qu’on aurait surtout besoin de logiciels qui garantissent notre autonomie, de logiciels émancipateurs…

Le conducteur — Euh… mais ça serait quoi des logiciels émancipateurs ?

Lunar — (Avec le sentiment de pouvoir trouver.) Je ne sais pas encore tout à fait bien… (Pause.)


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