Cet article est le premier d’une série pour nourrir nos réflexions à l’occasion du forum ouvert « Faut-il en finir avec le Libre ? » que nous avons organisé du 2 au 4 avril 2021. Lunar y partage quelques idées qui lui occupent l’esprit depuis longtemps.
Cela fait longtemps que je m’interroge sur certaines limites sur le plan éthique des principes qui gouvernent le logiciel libre. Depuis plus de 20 ans que j’en utilise et que j’y contribue régulièrement, ça démange.
La liberté de fabriquer des armes de guerre ?
Pour qu’un logiciel soit considéré comme libre, la liberté 0 implique qu’il ne doit pas y avoir de limite sur son champ d’application. Cet aspect m’a toujours un peu gêné. C’est sûrement lié au fond pacifiste que m’ont légué mes parents, mais me dire que mon travail puisse être réutilisé pour faire la guerre a toujours un peu piqué.
Il serait cependant illusoire de se dire qu’une licence, soit un contrat de droit, pourrait empêcher une armée ou une police d’utiliser des logiciels auxquels je participerais. À part désapprouver moralement, et mener des combats juridiques avec un rapport de force défavorable, les recours seraient nécessairement limités. La question devient plutôt : si nous devons fabriquer des logiciels, comment les concevoir pour qu’ils puissent intéresser le moins possible les forces militaires ? Ou a minima, que le moindre usage militaire renforce nécessairement la population civile ? C’est avec ce dernier point que j’ai réussi à réconcilier mon éthique et ma participation au développement de Tor : si l’armée a besoin que le réseau Tor fonctionne correctement, alors il fonctionnera au moins aussi bien pour le reste de la population.
Pour quelle autonomie ?
On résume parfois le logiciel libre en le posant comme réponse à l’alternative : « est-ce les machines qui nous contrôlent ou est-ce nous qui contrôlons les machines ? ». Cette question fait écho aux interrogations formulées par Ivan Illich dans son ouvrage La convivialité, écrit avant la naissance du premier ordinateur dit « personnel ».
La relation de l’homme à l’outil est devenue une relation de l’outil à l’homme. Ici il faut savoir reconnaître l’échec. Cela fait une centaine d’années que nous essayons de faire travailler la machine pour l’homme et d’éduquer l’homme à servir la machine. On s’aperçoit maintenant que la machine ne « marche » pas, que l’homme ne saurait se conformer à ses exigences, se faire à vie son serviteur. Durant un siècle, l’humanité s’est livrée à une expérience fondée sur l’hypothèse suivante : l’outil peut remplacer l’esclave. Or il est manifeste qu’employé à de tels desseins, c’est l’outil qui de l’homme fait son esclave. […]
La solution de la crise exige une radicale volte-face : ce n’est qu’en renversant la structure profonde qui règle le rapport de l’homme à l’outil que nous pourrons nous donner des outils justes. L’outil juste répond à trois exigences : il est générateur d’efficience sans dégrader l’autonomie personnelle, il ne suscite ni esclaves ni maîtres, il élargit le rayon d’action personnel. L’homme a besoin d’un outil avec lequel travailler, non d’un outillage qui travaille à sa place. Il a besoin d’une technologie qui tire le meilleur parti de l’énergie et de l’imagination personnelles, non d’une technologie qui l’asservisse et le programme.
Ivan Illich, La convivialité, 1973
Si beaucoup de militant·es du Libre reconnaîtront leurs idéaux dans le programme énoncé par Ivan Illich, pourtant, avec nos cadres juridiques et communautaires actuels, un logiciel peut parfaitement être considéré comme libre sans pour autant augmenter l’autonomie des personnes qui l’utilisent ou qui le subissent.
Une présentation éclair lors la DebConf11 (de 9:30 à 11:30) avait été l’occasion de nommer mes interrogations : un logiciel qui ne sert qu’à interagir avec un service propriétaire, peut-on encore le qualifier de logiciel libre ? Il peut techniquement l’être, mais il ne participe pas à l’autonomie de ses utilisateurices.
Et que penser d’un logiciel comme Traccar, vendu comme une solution pour géolocaliser ses employé⋅es en temps réel ? Augmenter les capacités du patronat à surveiller les salarié·es n’augmentent pas vraiment l’autonomie de ces dernier·es…
Vers des logiciels émancipateurs ?
Le wiktionnaire défini l’émancipation comme l’« action de se libérer de ses contraintes ». Est-ce que ce n’est pas vers cela que nous devrions tendre lorsque nous concevons des outils numériques ?
Bien que les logiciels libres nous garantissent la capacité de modifier leur fonctionnement, cela pose néanmoins la question de la capacité réelle des utilisateurices à pouvoir le faire. Tout comme la philosophe Nancy Fraser nous interrogeait sur les conditions matérielles et sociales nécessaire à toustes pour participer réellement au « débat public », on peut s’interroger sur les nécessités en temps, en connaissances techniques ou en capital, pour que nous soyons toustes capable d’adapter des logiciels libres afin qu’ils répondent à nos besoins. Malheureusement, les projets de logiciels libres qui se posent concrètement cette question ou disposent des moyens nécessaires à la contribution du plus grand nombre restent beaucoup trop rare.
Extrait de « Informatique ou libertés ? »
Ce dernier aspect, Pouhiou, de l’association Framasoft, m’avait aidé à le mettre en mots et en scène dans la conférence gesticulée Informatique ou libertés ? Pour autant, je ne me suis pas riqué à élaborer une définition précise de ce que serait un logiciel émancipateur.
Voici l’extrait vidéo suivi du script correspondant pour celles et ceux qui préfèrent l’écrit.
Naissance du logiciel libre
(Se rassoir. Le conducteur à la quarantaine. Un VRP qui fait souvent le trajet.)
Le conducteur — Mais depuis tout à l’heure vous parlez de logiciel libre, c’est quoi, en fait ?
Lunar — Ce sont des logiciels qu’on peut librement utiliser, copier, étudier, modifier et repartager une fois modifiés.
Le conducteur — D’accord, mais concrètement, ça fait quoi ?
Lunar — Tout ce que peuvent faire des logiciels. Sauf qu’avec des logiciels libres, on refuse que la propriété intellectuelle — on devrait dire propriété imaginaire — passe avant les besoins humains.
Le conducteur — (Répète pour lui-même) Refuser que la propriété intellectuelle passe avant les besoins humains. (Au passager) Mais, ce n’est pas la même chose là, avec les semences, genre Monsanto qui veut s’approprier les tomates anciennes ?
Lunar — Oui, c’est un peu ce qui s’est passé dans le logiciel au tournant des années 1980. Avant les scientifiques qui avaient à des ordinateurs s’échangeaient leurs bouts de code sans restriction. Et puis, avec la standardisation et l’arrivée des ordinateurs personnels, certains ont vu du fric à se faire avec l’idée de vendre des logiciels. Enfin, plutôt de vendre des copies de logiciels. Donc les entreprises qui produisaient ces logiciels ont tout verrouillé à coup de lois et des protections techniques. Les logiciels libres sont nés en résistance. Parce qu’empêcher qu’on fasse des copies de logiciels, c’est aussi idiot que d’empêcher des maraîchers de planter les graines qu’iels ont récoltées.
(Se lever. Au milieu :)
Révolutionnaires, les logiciels libres ?
Quand j’ai découvert le concept du logiciel libre, j’ai trouvé ça révolutionnaire.
(Excitation progressive) Avec Internet, le logiciel libre c’est une personne à Boston qui bricole un logiciel pour répondre à un besoin qu’elle avait. Là (sauter vers la gauche), une personne à Berlin le télécharge, et passe quelques soirées à ajouter la gestion des caractères allemands, avant de le renvoyer (resauter vers le centre) à Boston. L’auteur·e publie une nouvelle version… Là, (sauter vers la droite) une personne à Tokyo va ajouter la gestion du japonais et partager ses modifications. (Sauter vers le centre.) L’auteur·e les intègre et diffuse encore une nouvelle version… qui est téléchargée gratuitement (sauter vers l’arrière) par une personne à Paris. Et qui est bien contente parce que ça fonctionne bien avec les accents français ! La coopération à l’internationale, c’est révolutionnaire.
Et puis, c’est des gens qui font ça sur le temps libre, ou dans le dos du patron. Ou c’est même des entreprises qui payent des gens pour écrire des logiciels qui deviennent au final des communs. Les capitalistes qui financent le communisme, c’est révolutionnaire !
C’est l’informatique par nous et pour nous ! L’informatique pour nos libertés !
C’est l’autogestion du développement, la diffusion d’outils qui rendent autonomes, la propriété collective des moyens de productions ici et maintenant… mais tout ça, c’est révolutionnaire !
(Pause.)
L’amère victoire des logiciels libres
Allez, on n’aurait qu’à faire un petit sondage. Levez la main, et gardez-la levée si vous utilisez : Firefox, LibreOffice, VLC (le lecteur de vidéo avec un cône de chantier), ou encore Wikipédia (en plus d’avoir un contenu libre, le logiciel est libre).
Alors on a gagné ! Le logiciel libre est partout ! (retomber) Par contre, vous avez des nouvelles de la révolution ?
J’ai peut-être un début d’explication…
Allez, un deuxième sondage. Pareil, levez la main, et gardez la levée si vous utilisez : un téléphone sous Android, une LiveBox/FreeBox/autres, le moteur de recherche de Google, Facebook.
Tout ça, c’est aussi fabriqué avec des logiciels libres… En fait, pour tous les aspects de l’ordre de l’infrastructure, où il n’y a vraiment pas de profits à se faire, les grosses entreprises, elles jouent le jeu. Par contre, dès qu’on est sur les composants que voient les client·e·s, elles se débrouillent pour qu’on ne puisse plus y toucher. La LiveBox a beau avoir Linux et d’autres logiciels libres dedans, on ne peut pas la modifier comme on veut.
(Se rassoir.)
Vers des logiciels émancipateurs ?
Le conducteur — Mais, je ne comprends plus, le logiciel libre ça marche… ou pas ?
Lunar — Ça marche, mais ce n’est pas suffisant pour changer le monde. Si jamais un jour un drone m’envoie un missile dans la gueule… le fait qu’il tourne sous Linux, ça ne sera pas vraiment une victoire pour le logiciel libre…
Le conducteur — …
Lunar — D’ailleurs, si j’avais réfléchi à l’époque, je me serais bien aperçu que le terme « logiciel libre », il est bancal. Un logiciel, ce n’est pas un être humain ou un animal qu’on pourrait empêcher de gambader dans les champs. Maintenant, je me dis qu’on aurait surtout besoin de logiciels qui garantissent notre autonomie, de logiciels émancipateurs…
Le conducteur — Euh… mais ça serait quoi des logiciels émancipateurs ?
Lunar — (Avec le sentiment de pouvoir trouver.) Je ne sais pas encore tout à fait bien… (Pause.)
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