Le Libre est fini (Open Is Cancelled)

Lake Waikaremoana (Picture by Mandy Henk)

Le court essai qui suit, dont le titre original est Open Is Cancel, a été écrit par Mandy Henk, publié en janvier 2020 et traduit par nos soins. Bien que nous ayons nous-mêmes des critiques à formuler sur certains aspects du texte, il nous paraissait être une pierre importante pour alimenter les discussions du forum ouvert que nous avons organisé en ligne du 2 au 4 avril 2021.

À propos de l’autrice

Mandy Henk est diplômée de la Simmons College School en sciences des bibliothèques, et actuellement « Access Services Librarian » à l’université DePauw de Greencastle, Inpridiana. Mandy dédie son temps à l’activisme, à la maternité, à l’écriture et à la bibliothéconomie. Elle a été « Mover & Shaker » du Library Journal en 2011, et une des guerilla-bibliothécaires de la première heure à la People’s Library durant Occupy Wall Street.

Notes de traductions

Nous avons choisi de traduire « open movement » par « mouvement du Libre », ou de garder l’anglais « open », selon le contexte, l’autrice nous ayant confirmé qu’elle utilisait le concept dans le sens le plus large possible. Bien qu’il existe des différences culturelles entre le mouvement « open source/data/culture » anglo-saxon et celui du « Libre » tel que nous le connaissons en Europe francophone, les critiques formulées par l’autrice nous semblent s’appliquer également au contexte européen.

Nous avons fait le choix de traduire « justice oriented software » par « logiciel juste », reprenant ainsi le concept « d’outil juste » tel que nous l’avons rencontré dans la traduction française de La convivialité d’Ivan Illitch.

D’autres remarques se trouvent entre crochets dans le texte, comme de convention.


Le Libre est fini

Avant de lire ceci, je voudrais que vous alliez regarder par là [en anglais]. Gardez ça en tête jusqu’à la fin.

[NDT : Le post que l’autrice nous invite à lire est une bande dessinée de vulgarisation sur les mécanismes d’acceptation et de rejet d’idées nouvelles par rapport à nos convictions. Une des méthodes que suggère l’auteur pour dépassionner les débats est d’imaginer que le siège de nos émotions, l’amygdale cérébrale, est incarnée dans notre petit orteil, nous permettant ainsi de prendre de la distance avec nos émotions sans en nier leur existence.]

De retour ? Prêt⋅es à transférer votre amygdale dans votre petit orteil ?

Bien.

Il est temps de dissoudre le Libre.

Ses figures proéminentes ont révélé leur faillite morale [en anglais]. La communauté est toxique. Le copyright et les licences logicielles ont échoué à garder sous contrôle les fauteurs de trouble et à soutenir les créateur⋅ices marginalisé⋅es. Les théories sous-jacentes sont superficielles et déficientes. Il est temps de passer à autre chose et de créer une nouvelle vague d’outils d’organisation communautaire, axés sur l’éthique, pour le code comme le contenu.

Ce n’est pas la première fois que la communauté du Libre a sérieusement des comptes à rendre, mais nous devons nous assurer que ce sera la dernière. Il est temps de construire un nouveau mouvement, adapté à une époque de montée du fascisme et de justice climatique. Un mouvement centré sur les créateur⋅ices et les utilisateur·ices marginalisé⋅es. Un mouvement basé sur une théorie du changement qui ne met pas l’accent, de façon puérile et naïve, sur les documents juridiques. Un mouvement qui se concentre sur le démantèlement des structures de pouvoir et la mise en place de solidarités entre groupes venant d’horizons divers.

Nous devons créer ce que Sarah Mei [en anglais] appelle des « logiciels justes ». Sauf que nous avons besoin de plus que de logiciels. Nous avons besoin de données « justes », d’une éducation « juste », de sciences « justes », de gouvernements « justes », et d’un accès « juste » aux publications scientifiques.

Sarah Mei sur Twitter : « Plus j’y pense, plus ça me semble important. La JUSTICE, pas la LIBERTÉ, c’est ça que je veux avec un logiciel. La liberté peut être un moyen, mais ce n’est pas une fin en soi. », en réponse à un tweet de Liz Fong-Jones : « Non, parce que “la liberté” n’est pas un bon objectif en soi, contrairement à la justice. Comment des logiciels “Libres” aidant l’ICE, pilotant des frappes par drones, accompagnant les nettoyages ethniques, etc. rendent-ils le monde libre, sans même parler de monde juste ? »

Vous pensiez peut-être que c’est ce que signifiait « ouvert » ? En tout cas, c’était mon cas, et je soupçonne que c’est aussi ce que pensait la plupart des personnes travaillant dans les GLAM [NDT : Galeries, Bibliothèques, Archives et Musées] et la plupart des enseignant⋅es et des agent⋅es du service public qui ont soutenu le Libre. J’imagine que nous avons eu tort de ne pas avoir eu un regard plus critique.

Je veux voir un Internet « juste » dans son ensemble. Parce que la réalité est que, à moins de mettre la justice au centre de nos préoccupations, à moins de mettre au premier plan les besoins des groupes opprimés, tous les systèmes, tant technologiques que sociaux, que nous pourrions construire ne serviront qu’à renforcer les inégalités existantes.

Concentrez-vous sur votre petit orteil et laissez-le vous crier dessus.

Oui, la justice est un concept risqué, un de ceux dont la signification est contextuelle et contestée. Tout comme « ouvert ». Ce n’est pas grave. Nous devons échanger sur ce que signifie la justice, sur ce que signifie l’équité. Ces discussions sont des composantes essentielles d’un dialogue politique vivant. En les réduisant à une opposition « ouvert » versus « fermé », nous nous sommes privé·es de discussions sur la justice dans le monde numérique.

Le mouvement du Libre tel qu’il existe a échoué à l’avènement d’un monde meilleur. Pire, il rend plus difficile pour nous autres de bâtir ce monde. Ces manquements du mouvement ne sont pas seulement à mettre sur le dos de ses membres masculins ou de ses leaders. Ils sont dus à bien plus qu’à des individus. Les problèmes sont plus profonds et font partie du cœur de l’idéologie sous-jacente. Un mouvement qui nous asphyxie depuis trop longtemps.

Le mouvement du Libre a échoué en se concentrant sur la liberté plutôt que sur la justice. Il a échoué en plaçant des principes abstraits au-dessus de vies humaines bien réelles. Il a échoué de nouveau en laissant la misogynie, le racisme et le colonialisme se diffuser sans contrôle et sans contestation. En ne réussissant pas à comprendre les structures de l’oppression et en choisissant, à la place, de mettre en avant des solutions individuelles à des problèmes collectifs, il a échoué. Il a échoué encore, et encore, et encore, en choisissant de privilégier un rationalisme étrange et fétichisé à la place des expériences vécues par des êtres humains incarnés.

Le comportement et les mots horribles d’hommes comme Lessig, Joi et Stallman1NDT : Lawrence Lessig, fondateur et président du conseil d’administration de l’organisation Creative Commons ; Joi Ito, démissionnaire de la direction du MIT Media Lab suite à … Continue reading ne doivent pas passer pour des échecs ponctuels d’individus spécifiques mais plutôt pour un reflet de défauts plus profonds de la philosophie fondatrice de l’open source. Le mot « open » au sens où nous l’utilisons vient du texte de Karl Popper, The Open Society and Its Enemies [NDT : La société ouverte et ses ennemis]. Popper a défini « open » dans un référentiel colonialiste et masculiniste.

La vision de Popper de la société ouverte est profondément ancrée dans des mythes progressistes, primitivistes et dans une arrogance épistémologique sans nom. Elle a emprisonné les discussions sur la technologie dans une cage de dualismes depuis si longtemps que les barreaux en sont devenus invisibles.

Notre engagement pour l’ouverture a verrouillé nos imaginaires. Tant que nous définissons le problème comme étant celui de la fermeture, les projets libres seront aveugles aux autres enjeux politiques, à notre savoir et compréhension des modes d’organisation, à comment nous partageons le pouvoir et à comment nous imaginons notre futur commun. La dichotomie « ouvert » versus « fermé » nous laisse sans moyen pour faire face à l’extrémisme violent, à la radicalisation en ligne, à la montée des inégalités et à la catastrophe écologique.

Le potentiel libérateur d’Internet – le potentiel pour organiser des communautés et construire des solidarités horizontales – ne pourra se réaliser que quand nous nous sortirons de la pensée binaire et que nous embrasserons la complexité du champ moral dans lequel nous vivons. Au-delà de ça, nous avons toustes désormais une même échéance, dictée par l’augmentation constante de nos émissions carbones. Tout comme nous n’arriverons pas à faire face et à éliminer la misogynie de nos espaces sans de nouveaux modes de pensées, nous en avons aussi besoin pour décarboner et réussir une transition juste.

Une fois que le mouvement du Libre se sera libéré des dualismes contraignants, nous pourrons apprendre à penser de façon créative et souple. Le genre de réflexions dont nous avons besoin dès maintenant reconnaît et respecte la sagesse et les modes de connaissance indigènes. Elles intègrent la valeur d’une large diversité d’outils analytiques et de traditions épistémologiques. Plutôt que de se reposer sur un rationalisme étriqué et sévère, cette nouvelle pensée englobera la complexité des expériences humaines vécues.

La prédilection extrême pour un style précis de rationalisme a dominé le mouvement du Libre et ses positions depuis si longtemps que les autres modes de connaissance ont complètement disparu du débat. Le genre de pensée dont nous avons besoin désormais reconnaît et valorise les émotions comme un aspect important de notre compréhension et de notre connaissance du monde.

En nous libérant de la dichotomie ouvert/fermé et de la pensée binaire, nous créons la possibilité que les communautés nomment et confrontent la misogynie, le racisme et le colonialisme. Nous créons le potentiel pour des modes de solidarité et de relations sociales complètement nouveaux, médiés par Internet mais enracinés dans la gentillesse, la compassion et le respect mutuel.


Curieux·ses de nos prochains événements ? Inscrivez-vous à notre lettre d’information mensuelle !

Notes

Notes
1NDT : Lawrence Lessig, fondateur et président du conseil d’administration de l’organisation Creative Commons ; Joi Ito, démissionnaire de la direction du MIT Media Lab suite à l’affaire Epstein ; Richard Stallman, fondateur du projet GNU, démissionnaire du MIT et de la présidence de la Free Software Foundation suite à la même affaire.