Une banalisation des agressions sexuelles

Avertissement : cette partie comporte une analyse détaillées d’agressions sexuelles, réelles ou fantasmées. Si vous préférez vous épargner sa lecture, la partie suivante traite des assignations de genre.

Nous avons vu comment un point de vue majoritairement masculin, combiné à la sexualisation omniprésente des personnages féminins, place l’histoire racontée par Les Furtifs dans une logique patriarcale. Il existe plusieurs scènes d’agressions sexuelles, fantasmées par des personnages ou décrites dans le récit, qui nous semblent participer de ce qu’on nomme la « culture du viol ».

Culture du viol pour expliquer qu’il existe, dans la plupart des sociétés, des idées reçues, des préjugés au sujet du viol, des violeurs et des violées. Préjugés qui conduisent inexorablement à entretenir une atmosphère où les coupables se sentent victimes et les victimes coupables. Préjugés qui ne permettent pas de lutter efficacement contre les violences sexuelles. Préjugés qui contribuent à une atmosphère dans laquelle les viols ne peuvent baisser.
— Valérie Rey-Robert, Une culture du viol à la française, éditions Libertalia, 2019

Des agressions fantasmées

Dans le deuxième chapitre, on découvre Sahar, qu’on ne connaît pour le moment qu'à travers le regard de Lorca. Il l’aime, il veut la récupérer et la convaincre de chercher leur fille. Il la retrouve sur une place où elle donne un cours et cherche à empêcher son arrestation par une milice. L’intervention de Lorca déclenche une émeute dans le quartier où iels se trouvent.

Dans ce passage, Sahar se fait attraper par les miliciens venus l’arrêter. Cette violence est rapidement décrite comme d’ordre sexuel :

Un milicien continue à me tordre le bras, il y prend manifestement un plaisir, sexuel. (p. 53, Sahar)

Après que l'émeute a éclaté, la « police citoyenne » arrive. La discussion s’engage avec le « négociateur » dont Sahar décrit ainsi le comportement :

 […] il a eu cette pulsion d’agressivité, courte, retenue, que j’ai subie parfois, qui me semble un mélange d’attirance sexuelle et de frustration de ne pouvoir me « baiser », dans tous les sens du terme, laquelle donne des comportements assez dangereux dont j’ai appris à me méfier dans les cités. (p. 56, Sahar)

Que ce soit le milicien ou le flic, ces derniers pourraient être simplement satisfaits voire jubiler d’empêcher une professeure aussi brillante, subversive, ou dangereuse de pratiquer son enseignement. Pourtant, ces violences sont placées sur le plan sexuel, alors que ces précisions n’apportent rien en terme de narration. On ne revoit d’ailleurs aucun de ces personnages par la suite. La scène se tient parfaitement sans ces détails et la violence des miliciens ou de la police n’en aurait pas été moindre.
[Ajout du 21 mai 2020 : Il n’est pas question ici de nier la réalité des actions de police, durant lesquelles les flics ne se privent pas de commettre des violences à caractère sexuels (commentaires, humiliations, voire coups). Ces comportements ne relèvent cependant pas d’une « attirance sexuelle » comme le présente le roman, mais d’une expression du pouvoir par tous les moyens à disposition. Le fait de parler ici de désir individualise ce comportement et occulte la composante systématique et systémique de la domination policière. Ce que produit le texte, à notre avis et si on se réfère à la grille de lecture proposée plus bas par Michel Briand, n’est donc pas une dénonciation de ce système, mais une catégorisation du personnage de Sahar comme objet de fantasme.]

On peut penser que ces précisions sont amenées pour renforcer le sentiment de répulsion des lecteurices envers la police de cet univers, en la dépeignant comme vraiment monstrueuse. Cependant, Sahar n’est pas seulement réduite au statut d’objet sexuel par le regard de la milice, elle l’est aussi – de façon plus subtile – par celui de Lorca. Celui-ci est en effet présent dans le but, on l’a vu, de la récupérer pour ses propres objectifs. Sahar n’a, dans cette scène, aucune volonté propre, elle n’est présente qu’en tant qu’enjeu de la violence des personnages masculins.

La narration se fait pourtant du point de vue de Sahar, mais le personnage ne commente pas davantage ce qu’elle perçoit. On peut alors se poser la question de la nécessité d’appuyer sur sa condition de femme subissant le désir masculin dans cette situation. Dans sa contribution à l’ouvrage Le corps en lambeaux, Michel Briand se demande « pourquoi et comment les violences sexuelles et sexuées faites aux femmes, et à titre significatif le viol, sont-elles l’objet d’une représentation si fréquente ? » Il identifie que la fiction narrative peut produire :

[un] discours de domination, à visée normative et pédagogique, directe ou non, où la représentation du viol et de la violence sexuelle finit, sinon par les légitimer, au moins par les définir comme un risque typiquement genré, féminin. Et cela pour le lecteur ou spectateur masculin comme pour la lectrice ou spectatrice, qui intériorisera ces normes et les acceptera, voire les soutiendra activement, même en les déplorant ;
— Michel Briand, Le viol et le roman : domination et émancipation dans la fiction narrative ancienne et contemporaine, Presses universitaires de Rennes, 2006.

Le texte ne semble pas échapper à cette tendance et participe à banaliser les agressions sexuelles. Tous les hommes, ici incarnant la figure du « méchant » y pensent, et toutes les femmes risquent de les subir, c’est « comme ça ».

Le roman participe également à véhiculer une image fausse des risques auxquels sont effectivement confrontées les femmes, comme dans ces passages :

 […] lorsqu’elle ne devait pas se défaire d’une bande de relous que la vision d’une femme en jupe, fine et élégante, ouverte à l’échange, éveillait à des idées moins sages que l’appel de la connaissance. (p. 39, Lorca)

Dites-moi, vous êtes très efficaces lorsqu’il s’agit de protéger les entreprises, n’est-ce pas ? Moi, quand je vous appelle pour un viol dans ma rue, vous arrivez deux heures après. (p. 54, Sahar)

On sait pourtant que 94% des violences sexuelles sont commises par des proches1, mais le récit continue d’entretenir l’idée que les agressions sont à craindre dans l’espace public. Cela est d’autant plus gênant que l’histoire met en scène ce qu’on peut identifier comme des violences conjugales sans qu’elles ne soient identifiées comme telles.

La « blague »

La dimension systématiquement genrée de ce ressort narratif — ce sont toujours des hommes qui souhaitent agresser sexuellement des femmes — est mise brièvement de côté lors d’une scène du chapitre 6.

Après un debrief avec les supérieurs, les membres de la meute encore en état se retrouvent pour une soirée arrosée. Après qu’Agüero a mis fin à la soirée, Saskia invite Lorca chez elle. Le roman retranscrit leur discussion avant qu’iels n’aillent se coucher. Celle-ci se termine par une remarque de Saskia :

— Voilà, t’as tout compris. T’es pas si bourré que ça en fait… C’est nul, je vais même pas pouvoir te violer… (p. 161)

Que ce soit une femme qui imagine violer un homme est sûrement pensé ici comme un ressort humoristique, en s’appuyant sur le décalage avec nos propres projections mentales. Malheureusement, compte-tenu du nombre d’agressions sexuelles ayant lieu dans des scénarios similaires (abus de faiblesse d’une personne alcoolisée), la situation ne nous semble guère propice au rire. Le fait que cette phrase soit prononcée par une femme n’en change pas sa gravité.

Le consentement de Lorca

La scène de sexe centrale du récit dont nous avons parlé précédemment peut également être analysée sous l’angle du consentement. Il ne s’agit pas d’une agression, mais bien d’une relation consentie entre deux adultes qui se connaissent depuis longtemps, comme le montre la majorité du texte de cette scène. Son déroulement pose néanmoins question.

L’action est présentée comme étant à l’initiative de Sahar, ce qui est plutôt rassurant par rapport aux représentations dominantes, qui font peser la responsabilité de débuter un rapport sur les hommes.

Sahar a bifurqué sans un mot et j’ai deviné qu’elle voulait retrouver la clairière, […]. Là, j’ai étalé les duvets à la hâte, sans trop savoir à quoi m’attendre… Sahar s’est approchée, elle a ouvert ma parka, […]. (p. 431, Lorca)

On reviendra plus tard sur l’état émotionnel de Sahar au moment de cette scène, néanmoins le récit nous décrit qu’elle amène Lorca jusqu'à un lieu où iels avaient déjà eu une relation sexuelle par le passé, puis qu’elle prend l’initiative de déshabiller Lorca et de l’embrasser.

Toutefois, le récit nous montre un Lorca hésitant :

Il tremblait, pareil à un adolescent, lorsque ȷe lui ai enlevé ses vêtements, il est resté d’abord debout, presque en retrait, hiératique, comme s’il n’y croyait pas, que ça revenait de trop loin pour lui, il ne disait plus rien, ȷe n’ai pas su si ȷe devais continuer… (p. 431, Sahar)

Cette dernière phrase montre que Sahar se pose clairement la question du consentement de Lorca. Mais immédiatement après, on peut lire :

 […] puis ȷ’ai passé ma main sur sa ȷoue et ȷ’y ai senti la pluie… une pluie qui ne venait pas du ciel… et ȷ’ai souri, ȷ’ai souri de le sentir si amoureux, si bouleversé que ȷe puisse encore, à nouveau, avoir envie de lui. (p. 431-432, Sahar)

La réponse de Lorca aux gestes de Sahar est de pleurer. Face à ces larmes2, Sahar sourit et les interprète comme une invitation à continuer. Rien ne nous dit que Lorca sourit lui aussi, et aucun échange verbal ne viendra confirmer l’interprétation de Sahar.

Cette dynamique nous semble porter une représentation particulièrement alarmante. Face aux larmes d’un·e partenaire, nous pensons qu’il vaut mieux ne poursuivre aucun geste avant de s'être suffisamment assuré·e de son bien-être et de son désir de prolonger la situation.

Cette scène porte comme implicite que dans un couple, les partenaires ont forcément envie, et qu’iels sont censé·es savoir et comprendre ce qui fait plaisir à l’autre sans avoir besoin de communiquer. C’est d’autant plus surprenant que dans ce cas, il s’agit du premier moment d’intimité de Sahar et Lorca après une longue période de séparation. Les choses auraient pu changer, les risques d’IST et de grossesse sont également présents, mais rien de tout ceci n’est évoqué.

Ce mythe de l’entente parfaite, du fait qu’il ne serait pas nécessaire de communiquer, nous parait dangereux. Même si toute communication porte en elle le risque d’une surprise, à même de casser l’illusion de la fusion amoureuse, cela nous paraît moins grave que le risque d’imposer, ou de s’imposer des pratiques dont nous n’aurions pas envie.

Une agression au service de l’intrigue

Le roman comporte une scène d’agression sexuelle, clairement décrite comme telle. Cette dernière sert également à mettre en exergue à quel point les « méchants » sont des vrais méchants. Elle se déroule au chapitre 21 et est évoquée de nouveau au chapitre 22.

Au moment de cette scène, le groupe de Lorca est dans un centre d’art où sont rassemblés les furtifs, en vue d’une sorte de négociation. Des « chasseurs populaires », groupes mis en place par le gouvernement pour exterminer les furtifs, les prennent en embuscade. Saskia se fait alors attaquer avec un tonfa (p. 641), ce qui l’envoie au sol. Les attaquants la maintiennent ensuite du pied et l’interpellent ainsi :

— Toi, t’es du Récif, j’ai vu ta tronche sur les réseaux. T’adores les bébêtes hein ? Tu leur fais bouffer ta chatte, à tes petits fifs ? Ça t’excite ? (p.642)

Saskia se prépare alors à recevoir des coups, mais elle est sauvée par l’intervention d’un furtif, et l’action se poursuit ailleurs. On pense donc légitimement que Saskia a échappé à une agression plus caractérisée que les coups auxquels on s’attend dans une grande bataille.

Le chapitre suivant s’ouvre sur un passage narré par Arshavin qui débute par : « À quoi tient une révolution ? » (p. 649). Il revient sur les événements du centre d’art, et notamment sur ce qu’a subi Saskia :

Et il faut reconnaître que les vidéos prises à l’intechte par Nèr et que j’ai diffusées avec une certaine complaisance, […] ou encore la vidéo du quasi-viol de Saskia avec les trois ados qui la tiennent en laisse et miment des chiens en rut… (p. 650)

Cette même scène est ici décrite différemment. Là où l’on pouvait précédemment comprendre que Saskia avait subi des coups et uniquement des insultes à caractère sexuel, la scène est maintenant nommée comme une agression sexuelle. Était-il pertinent d’ajouter cette dimension supplémentaire au récit de la violence des « chasseurs populaires » ? Pour y réfléchir, nous pouvons prendre le Pennsatucky Test comme grille de lecture :

La journaliste Jada Yuan a élaboré le Pennsatucky Test, du nom de cette héroïne de la série Orange is the new black parce qu’elle la considère comme la seule série traitant correctement du sujet. Le point de vue de la victime est-il exposé ? Est-ce que la scène a un intérêt pour les personnages plutôt que pour l’intrigue ? Les conséquences émotionnelles sont-elles explorées et montrées ?
— Valérie Rey-Robert, op. cit.

Nous avons le point de vue de Saskia au moment des insultes, mais pas au moment de l’agression sexuelle proprement dite. Les attaquants ne sont pas personnifiés, et l’histoire ne mentionnera plus ensuite cette agression. Nous n’apprenons donc rien sur ses conséquences pour Saskia.

Il est également gênant de lire qu’Arshavin a diffusé la vidéo « avec complaisance », et avec comme but d’alimenter la propagande révolutionnaire. Les agressions, et particulièrement les agressions sexuelles privent les victimes de leur capacité d’agir. Or, nous ne savons rien du consentement de Saskia quant à cette diffusion, la rendant une nouvelle fois impuissante face à ce qu’elle a vécu.

Cette scène est présentée comme étant un des déclencheurs de la révolution, mais pas la seule : des vidéos d’autres exactions sont diffusées en même temps. On peut donc s’interroger sur la nécessité de faire figurer dans le récit ce type particulier de violence. D’autant plus qu’on peut entendre d’autres attaquants menacer Sahar de viol :

— Y a sa salope aussi, la Sahar, je l’ai vue !
— On va se la faire en tournante ! Elle est bonnasse !
— Ha ha t’es un vrai toi ! (p. 641)

Bien que la mise en récit de ces paroles participe aux mêmes problèmes que ceux décrits plus haut, elles auraient pu être suffisantes pour alimenter le mouvement révolutionnaire sans nécessiter qu’un personnage ait effectivement à subir des violences sexuelles. En effet, le roman ne parle pas d’une quelconque mise à exécution des menaces envers Sahar.

Ces violences sexuelles nous semblent surtout avoir pour but d’appuyer le sentiment de rejet envers les « chasseurs populaires », qui sont déjà inscrits dans un imaginaire lié aux nervis d’extrême-droite par des termes comme « têtes de skins » (p. 627), « boules à zéro » (p. 627) « machos » (p. 667), « crâne rasé » (p. 640). Mais pour en faire tout à fait des monstres, le roman sacrifie sans détour un personnage féminin à l’horreur de la situation.

La banalisation des agressions sexuelles, l’ambiguïté des consentements dans la scène de sexe centrale, et la gratuité des violences sexuelles subies par Saskia continuent d’enfoncer le clou d’un sexisme traversant l’ensemble des Furtifs. Lorsqu’on prend du recul sur l’ensemble des évolutions des personnages, on se rend compte que le sexisme est aussi présent à un niveau plus global, en assignant et réassignant les différents protagonistes à des rôles genrés bien spécifiques.


  1. Enquête réalisée par l’association Mémoire traumatique et victimologie, réalisée de mars à septembre 2014. Voir notamment page 8. ↩︎

  2. Le fait d’utiliser une métaphore plutôt que de parler de larmes interroge également. Elle masque d’un côté le malaise de la situation. De l’autre, elle permet d'éviter de parler directement des pleurs d’un personnage masculin loué pour sa virilité. ↩︎