Assignation et réassignation aux stéréotypes de genres

A woman needs a man like a fish needs a bicycle.
Une femme a autant besoin d’un homme qu’un poisson d’une bicyclette.
— Irina Dunn, 1970

Nous vivons dans une société sexiste. Toutes ses composantes en sont teintées, de nos comportements jusqu’aux œuvres que nous produisons et consommons. Ce sexisme fabrique des positions sociales différentes selon que les personnes sont perçues comme « femmes » ou comme « hommes ». Dans des œuvres de fiction, ces différences peuvent se retrouver de façon plus ou moins fortes selon les personnages, les schémas narratifs et les dispositifs utilisés pour mettre en scène le récit. Une œuvre peut participer à renforcer ces différences en reconduisant les stéréotypes de genre qui traversent la société, ou au contraire, en subvertissant les schémas préconçus qui peuvent exister dans le public.

Nous parlons ici de « genre » pour insister sur la dimension sociale des différences entre individu·es produites par le sexisme. Ces différences s'établissent selon la perception que peut avoir la société d’une personne, et non en fonction d’une prétendue nature féminine ou masculine. Si le concept ne vous est pas familier·e, le blog Ça fait genre par Anne-Charlotte Husson contient de nombreux articles explorant les différentes facettes de cette notion.

Nous souhaitons également insister sur le fait que nous considérons que ces différences sociales fabriquées entre « les femmes » et « les hommes » impliquent nécessairement une inégalité de pouvoir dans la société. Dit autrement, « la division se construit en même temps que la hiérarchie et non pas avant. C’est dans le même temps, par le même mouvement, qu’une distinction ou division sociale est créée, et qu’elle est créée hiérarchique, opposant des supérieurs et des inférieurs. » (Christine Delphy, Classer, dominer, qui sont les autres ?, éditions La Fabrique, 2008) Vouloir en finir avec le sexisme, c’est-à-dire travailler à l'égalité de ces catégories sociales, implique donc pour nous de travailler à leur mise à mal et à leur dépassement.

Pour savoir où se situe Les Furtifs sur cette question, il est nécessaire d’examiner les schémas narratifs présents dans le roman. En tant que lecteur·ices, nous nous sommes chacun·e fabriqué une culture composée de toutes les histoires, qu’elles soient fictives ou non, auxquelles nous avons été exposé·es. Cette culture produit chez nous des attentes. Par exemple, en entendant un récit qui commence par « il était une fois », nous nous attendons à ce que la suite soit un conte, qui est lui-même un genre d’histoire particulier. Le récit peut alors adhérer à tous les codes du genre, ou au contraire, se passer de certains, ou en renverser d’autres. Une œuvre qui s’inscrit dans nos habitudes culturelles sera plus facile d’accès, plus rassurante, plus facile à comprendre. Rompre avec les habitudes permet de créer de la surprise ou participer à lutter contre le status quo de l’ordre social établi.

Ces conventions narratives, que ce soit leur forme, les archétypes et trajectoires des personnages, ou même le genre de l’histoire lui-même, sont aussi appelés des « tropes ». Ils peuvent être utilisés plus ou moins consciemment par les auteur·ices, mais le fait de leur donner un nom particulier, comme ceux que nous allons utiliser, provient en général des personnes les étudiant.

Les tropes ne sont pas la même chose que les clichés. Ils peuvent être récents et avoir l’air éculés et rebattus ; ils peuvent être vieux de plusieurs milliers d’années et sembler originaux et nouveaux. Ils ne sont ni bons ni mauvais. Les tropes sont les outils avec lesquels un·e créateur·ice diffuse ses idées au public. Il est quasi impossible de créer une histoire sans tropes.
— TV Tropes, Tropes, consulté le 23 mai 2020, traduction par nos soins.

Ceci étant posé, nous allons maintenant examiner certains tropes présents dans Les Furtifs, afin de mieux comprendre le rapport qu’entretient le roman avec les stéréotypes de genre.

Les hommes

Les personnages pour lesquels les stéréotypes de genre sont les plus forts sont les personnages secondaires masculins. Ceux-ci n’ont que peu d'évolution au cours de l’histoire, nous nous sommes donc plutôt attachés à leurs comportements.

Agüero, le macho latin

Agüero est l’archétype du macho. Le personnage est Argentin, le roman rappelle régulièrement ce point. Nous reviendrons plus tard sur cet aspect du personnage. Il enchaîne les insultes sexistes, il s'énerve régulièrement, et quand cela arrive, il hurle :

— Ouvre tes putains de mirettes, salope de civil ! se mit à hurler Agüero, sans plaisanter du tout. ¿Qué estás viendo? (p. 153, Lorca)

Il est énergique et ne se repose jamais :

Agüero restait tel que je l’avais toujours connu, du premier jour où j’avais intégré sa meute, il y a quatre ans déjà : positif et optimiste, si généreux dans son énergie, jamais ne s’économisant. (p. 93, Saskia)

Il est impulsif, se fiche de son apparence :

Par contre, je me souviens très bien de Hernán Agüero, de sa petite masse explosive et trapue qui a bousculé sans égard les soldats qui encombraient l’estrade. Je me souviens de sa voix rauque piquetée d’accents argentins, de ses cheveux bruns en torche, coiffés à l’arrache. Je me souviens surtout de son visage ouvert et franc, très agréable. (p. 34, Lorca)

C’est lui le chef et il n’hésite pas à le rappeler :

Agüero attrape Nèr par son uniforme et le retourne. Sa voix tonne trois tons plus bas que d’habitude. Il est bouillant.
— Tu parles pas comme ça à notre tracier !
— C’est pas notre tracier !
— Tu t’excuses maintenant. Tu t’excuses ou c’est toi que je mute. (p. 125, Saskia)

Il est également très compétent dans son domaine, la chasse aux furtifs :

En une simple matinée, j’en apprenais davantage qu’en six mois de formation parce que j’avais devant moi Hernán Agüero, trente-neuf ans, dix ans de chasse, trente-sept furtifs au compteur, tout simplement le record, ever. (p. 95, Lorca)

C’est souvent à travers son regard que beaucoup de personnages féminins sont sexualisés et il est également considéré comme expert sur le sujet :

« De dos, c’est une bombe » comme le résumait Agüero qui, en matière de filles, avait plutôt l’œil absolu. (p. 161, Lorca)

Il faut noter cependant que le roman ne nous montre à aucun moment Agüero se comporter de façon directement abusive envers des femmes. Cette dimension du machisme est cantonnée à son regard et aux insultes, sa violence physique se dirige elle vers les hommes.

Une version poussée à la caricature de ce trope se retrouve dans le personnage d’El Macho, l’antagoniste du film Moi, moche et méchant 2, analysé par L.D. pour le site Le cinéma est politique.

Toni, l'éternel ado

De son côté, Toni est le plus jeune de la bande, il a 22 ans. Anarchiste squatteur et tagueur, il est également très énergique, mais avec une attitude désinvolte, irréfléchie :

— Wesh ! Je suis trop jouasse d’être dans votre posse ! s’enflamme Toni, avec sa jeunesse qui détonne dans ce cadre de boiseries séculaires. (p. 288, Sahar)

Les autres savent d’ailleurs mieux justifier que lui ses actions :

Il tire une taffe et me jette en expirant la fumée :
— Tu sais pourquoi j’adore autant le parkour, frère ?
— Hum… Parce que… quand tu cours et que tu sautes, c’est comme si tu dessinais, que tu faisais de l’air tag. Tu peins l’air avec ta trace…
— Jamais pensé à ça, man ! (il fait, joyeux, entre deux bouffées de ganja) c’est joli ! Oim, j’vois plutôt le parkour comme un truc de minot. Jouer avec ce qu’on te donne. Regarde : ils te font des bancs pour que tu t’assoies. Ils font des bagnoles pour rouler. Ils font des toits pour abriter nos gueules…
— Ils ont même fait cette église pour que tu pries…
— Wesh ! Et moi mon kiff, c’est de faire autre chose avec ! (p. 251, Lorca)

Comme Agüero et Lorca, il ne maîtrise pas ses émotions et les gère par la violence, verbale ou physique :

Toni a saisi une bouteille et la fracasse contre le mur, en mode total ado. Il est littéralement déboussolé, en rage, il se défoule comme il peut. (p. 480, Saskia)

La narration le positionne certes comme un adolescent un peu benêt, mais il possède aussi des compétences considérées comme viriles. C’est un as du parkour, qu’il combine à son art, qu’il voit comme une forme de combat. Armé de pistolets à peinture, il est un tireur expert :

La peinture a pour lui une dimension offensive. (p. 221, Saskia)

Arshavin, le noble patriarche

Arshavin est quant à lui l’incarnation du paternalisme. Il est le haut-gradé responsable de la meute. C’est lui qui réorganise la stratégie quand nécessaire. Il prend soin de sa « famille », la meute, en les sermonnant quand il le faut, en les couvrant si nécessaire, grâce à son sens de la diplomatie :

Il m’a redit qu’il allait faire protéger Sahar et son statut, qu’elle ne soit plus ennuyée à l’avenir et puisse exercer son métier en paix. (p. 66, Lorca)

Arshavin est explicitement considéré comme la figure paternelle de la bande, et particulièrement pour Lorca :

Je n’avais jamais menti à Arshavin, je ne pouvais pas. Je n’avais jamais menti à mon père non plus, alors… (p. 65, Lorca)

Son ascendance militaire lui a donné les privilèges de la riche noblesse. Il entretient même des artistes :

Arshavin avait hérité de suffisamment d’argent pour ne jamais s’en soucier. […] il avait choisi de s’entourer de sherpas et de vivre en sobre seigneur chez lui, avec sa femme et ses trois filles, parmi une communauté qui comptait deux paysagistes, un maçon, des cultivateurs, des factotums et même quelques artistes. (p. 287, Lorca)

Il est un vrai gentleman… avec le sexisme que ça implique :

L’amiral Arshavin me salua d’un baisemain que, pour parfait qu’il fût, je ressentis comme déplacé, dans la mesure où il se doubla d’une courtoisie un peu excessive, qui trahissait surtout l’évidence, irrespectueuse pour sa femme, que j’étais à son goût. (p. 288, Saskia)

Pour parfaire le portrait de patriarche, il est amateur de bon vin, possède une grande maison, et bénéficie d’une autorité considérée comme naturelle :

Arshavin a laissé un long silence descendre dans la cave humide. Il a humé le bouquet de son margaux 2025 et son visage a pris ce calme lunaire qui le caractérise, avec ses deux yeux bleu délavé, des fenêtres. Des fenêtres donnant sur une intelligence peu commune qui lui permet de ne jamais lever la voix pour qu’on l’écoute. (p. 487, Saskia)

Nèr, le geek asocial

Nèr incarne le geek associal perdant son humanité dans les machines. Il est presque entièrement résumé dans cette description :

Nèr déjà n’était plus que rétine, tics, coups de nuque, indexation oculaire, commande à la paupière et rotations du tronc. Il avait déserté son visage et son corps. Ce n’était plus un être humain : c’était une interface. (p. 110, Lorca)

Son excellence technique justifie son caractère asocial et son manque total d’empathie. Cela est à contraster avec Saskia, aussi experte que lui sur un domaine différent mais aussi technique, qui n’a pas les mêmes travers. Nous reviendrons plus en détail sur Nèr lorsque nous analyserons la place des hackers et de la technique dans le roman (article à paraître).

Varech, le gourou ermite

Varech est âgé, mais reste un philosophe et stratège présenté comme exceptionnel :

Il parle comme il pense, vite, et avec une agilité foutûment impressionnante pour un type de soixante-dix sept ans. (p. 398, Lorca)

Varech n’est pas seulement un philosophe, quoiqu’il soit pour ses pairs l’un des plus brillants de sa génération. C’est aussi un stratège des luttes politiques. Ils sont peu de sa trempe aujourd’hui. Peu capables de penser et d’agir à la fois. (p. 407, Arshavin)

Néanmoins, cela le rend parfois incompréhensible :

Il est trop brillant et bien trop cherpé (sic) pour s’adresser au grand public. (p. 619, Sahar)

Désigné comme « ermite » (p. 409), il est difficile d’accès et vit reclus dans un château d’eau dont il faut faire l’ascension :

Vouloir accéder au dernier étage de la tour Civin, disons, pour rencontrer le PDG, je ne crois pas que ce soit plus difficile que ce qu’on vient de faire. Vraiment pas. […] La trappe s’est ouverte et j’avais l’impression d’escalader un donjon.

Visiblement peu intéressé par le ménage, il néglige également son hygiène corporelle :

Le sol est plein de miettes, de copeaux de peinture et de peaux de saucisson, les planches sont trempées par endroits et ça sent le moisi, le champignon. On dirait l’antre d’un paysan. Un peu plus loin sous un lit de camp court une souris, qui s’arrête et me regarde ; une blatte file dans une rainure. (p. 397, Lorca)

Il a une barbe éparse, d’une couleur angoissante, je dirais verdâtre, qui lui dévore les joues et la naissance du cou, comme un lichen… (p. 400, Saskia)

Son personnage peut être mis en regard avec celui de Louise Christofol. Elle est également sage et âgée, et on la découvre également dans la quête pour retrouver Tishka. Mais contrairement à Varech, elle se montre dans l’ensemble accueillante, travaille en équipe au sein de son institut, et fait preuve d’empathie à de multiples reprises.

Une distance avec les stéréotypes ?

Lorca est principalement un père (et pas seulement un parent) qui doit reconquérir sa femme, retrouver sa fille, et au passage regagner en virilité. Le personnage bénéficie cependant d’autres traits, comme la sensibilité, une plus forte propension aux émotions habituellement associée aux femmes (amour filial, protection du vivant…).

Néanmoins, ces qualités sont souvent présentées en opposition à Sahar qui apparaît en regard froide et insensible. Nous avons là un double standard : alors que l’expression des émotions est vue comme une forme de faiblesse chez les femmes, leur présence moindre les place dans la catégorie des personnes sans cœur. Dans le même temps, un homme qui ose exprimer ses émotions sera perçu comme courageux d’aller à l’encontre des rôles genrés. Cette prise de distance avec les stéréotypes du personnage de Lorca nous rend de ce fait assez amer·es.

Nous reviendrons plus en détails sur les enjeux politiques autour du personnage de Lorca dans la partie qui suit.

De façon générale, même si Les furtifs propose des personnages masculins ressentant un peu plus de diversité d'émotions que dans la plupart des romans, la palette reste au final assez limitée : soit ils sont très contents, soit ils pleurent, soit ils gèrent des émotions trop fortes par des accès de violence.

Exemple de palette émotionnelle masculine

Exemple de palette émotionnelle masculine

Les personnages masculins sont donc parcourus de stéréotypes. Ces assignations de genre les renforcent cependant dans des rôles de dominants, de personnes compétentes. L’effet n’est pas du tout le même que lorsque ce sont Sahar et Saskia qui sont renvoyées à certains rôles genrés.

Saskia ou comment finir par se « ranger »

Le cas de Saskia est particulièrement intéressant, en ce qu’il cherche de manière assez évidente, en tout cas au début du roman, à s'écarter des stéréotypes de genre concernant les personnages féminins. Néanmoins, il est important d’analyser l'évolution du personnage sur l’ensemble du roman1 pour comprendre la dimension sexiste des différents tropes mis en œuvre.

L’une d’entre eux

Dans la série Bringing Back What’s Stolen, le vidéaste Ian Danskin analyse différents archétypes de personnages féminins présents dans des films d’action, et comment le film Mad Mad: Fury Road tend à s’en éloigner.

L’un des archétypes correspond très bien au personnage de Saskia telle qu’on la découvre au premier chapitre. Ian Danskin nomme cet archétype la Vasquez, du nom du personnage du film Alien :

La Vasquez est dure, résistante, a une bonne descente, elle est vulgaire, experte en armes à feu, agressive sexuellement, et surtout, elle fait partie des mecs. Si le code le plus commun est que les hommes sont violents et les femmes sont passives, mais que les scénaristes de films d’action partent du principe qu’un public masculin ne va pas aimer leur personnage féminin parce qu’il ne supporte pas que la violence puisse être une caractéristique féminine, quelle est la solution évidente ? S’assurer que la dame agisse comme un homme. Si elle ressemble à un homme, elle peut s’adapter à n’importe quel archétype existant d’homme, du soldat à l’assassin, en passant par l’agent double.
— Ian Danskin, Bringing Back What’s Stolen: Masculinity, 2018, traduction par nos soins de la transcription

Saskia est militaire, dans une équipe d’hommes. Elle sait se battre et s’entraîne régulièrement en faisant des « tractions sur les doigts » (p. 163). Elle a un faible pour Lorca et n’hésite pas à le lui faire savoir, de manière assez directe. En cela, elle diffère des comportements considérés comme « féminin » : elle n’est ni douce, ni polie, et encore moins passive.

Néanmoins, cette image nous est présentée un peu plus tard comme une façade :

Sans doute un pli qu’elle a pris pour s’intégrer plus facilement dans l’armée, y garçonner ses délicatesses (p. 243, Sahar).

Cette posture est réaliste, beaucoup de femmes dans des milieux très masculins cherchant effectivement à se protéger et à s’intégrer en adoptant des comportements plus « masculins ». Mais dans le cadre du roman cette pensée de Sahar nous indique surtout qu’au fond, Saskia reste délicate, qu’elle ne fait que cacher sa douceur et donc sa « féminité ».

Ma mission : le soutenir

Dès le début du livre, Saskia se positionne en soutien de Lorca. C’est d’ailleurs la seule personne qui ose montrer qu’elle croit en lui lors de la cérémonie d’introduction du premier chapitre.

Malgré son expertise notable dans la traque, le déroulement du roman ne fera que renforcer cette posture de soutien, en retrait de Lorca. Ce mécanisme correspond à ce que l’on appelle le « syndrome Trinity », du nom du personnage du film Matrix2 :

Une femme a beau être extraordinairement compétente, intelligente, forte, etc., elle sera toujours moins digne d’intérêt qu’un homme. En effet, ces films opposent le plus souvent un homme ordinaire à une femme extraordinaire, pour finalement faire de l’homme le héros de l’histoire. L’idée sous-jacente est donc que les hommes ont de la valeur du simple fait d’être des hommes (même s’ils n’ont aucun talent particulier), et que les femmes ont toujours moins de valeur que les hommes, même lorsqu’elles sont exceptionnellement talentueuses.
— Paul Rigouste 10 films pour comprendre le « syndrome Trinity », 2016.

Saskia est en effet experte dans la traque auditive, et elle a a priori une carrière bien entamée dans l’armée. Nous ne savons pas grand chose de ses ambitions, sinon qu’elles ne semblent plus importer du moment que Lorca entre dans sa vie. Elle va perdre en épaisseur tout au long du roman, jusqu'à être réduite à une simple acolyte, au même titre que le reste de la meute.

Son expertise est d’ailleurs régulièrement remise en cause par les nombreuses situations où elle dévalorise ses propres compétences :

Il a cette fibre en lui de la fuite cet instinct d’échapper aux pouvoirs, à la vision. Je l’ai moins, j’aime les cadres. (p. 296, Saskia)

Petit braquet, la petite Saskiale, petit plateau et pédale qui ripe. Je mériterais qu’on me piétine avec un éléphant dans un manège de cirque, juste pour m’apprendre, m’apprendre à réfléchir, à penser plus loin que l’ourlet de mon bonnet. […] Allez, prends ta vague, prends ta houle en pleine face, toi qui mouillais rien que de supputer qu’ils sachent communiquer. Apprends et profil bas, fais pas ta maline, t’es traqueuse phonique comme Lorca est pisteur, pas de quoi te la jouer ma chérie, juste profil bas, c’est tout. (p. 328, Saskia)

Perso, mon attention commençait à fatiguer et je n’avais plus le mordant ni le niveau rhétorique pour intervenir à propos. (p 414, Saskia).

Le fait, notamment pour les femmes, de se dévaloriser, de ne pas se sentir compétentes alors qu’elles le sont est assez courant et porte d’ailleurs le nom de syndrome de l’imposteur. Mais si en tant que lecteur·ices, on peut l’identifier chez Saskia, ce n’est ni thématisé, ni considéré comme un problème par le récit, et nous n’avons donc pas la chance de voir Saskia le dépasser.

Saskia, experte… en écoute. Une femme accomplie !

Saskia, experte… en écoute. Une femme accomplie !

En couple avec enfant(s)

Mais c’est la suite de l’arc narratif de Saskia qui ramène fortement le personnage aux assignations de son genre.

Au deux-tiers du roman, on apprend que ses aspirations à long terme correspondent à ce qu’on attend traditionnellement des femmes dans une société sexiste :

Habiter une petite maison blottie dans la campagne, avec un garçon qui me trouverait jolie, enfin pas trop moche quoi. Et qui aimerait les chats, les loirs qui grignotent les cloisons et les écureuils dans les châtaigniers. C’était ça mon petit rêve à moi. (p. 506, Saskia).

Puis lors de la veillée d’armes sur l'île occupée, Saskia et Agüero ont une relation sexuelle. Sans que le roman ne montre une discussion sur le sujet, leur relation se change en couple, et on apprend que Saskia tombe amoureuse. Elle lui annonce quelques semaines plus tard qu’elle veut un enfant. À la fin de l’histoire, elle est enceinte.

La trajectoire de Saskia suit donc un autre trope qui consiste à réassigner à un personnage féminin badass ce que le patriarcat attend des femmes : assurer le travail reproductif.

Enfin, Saskia remplit un autre rôle, du simple fait de sa présence : elle permet au personnage de Sahar de ne pas être le seul personnage féminin important de l’histoire. Elle lui évite ainsi d'être en position de Schtroumpfette, c’est-à-dire d'être la seule femme au milieu d’un groupe masculin.

Ce mécanisme a été suffisamment observé pour avoir un nom : two girls to a team, « deux filles dans l'équipe ». Pour en voir d’autres exemples, et découvrir d’autres tropes dans les œuvres culturelles, nous vous recommandons les vidéos de Morgan of Glencoe, en français : Two girls to a team (attention, spoilers du film Avengers Endgame).

Sahar, la mère

Sahar rejoint Saskia dans le syndrome Trinity : professeure brillante au début du roman, on ne la voit plus du tout exercer à partir du moment où elle rejoint Lorca. Mais pour Les Furtifs, elle est avant tout la mère (et la génitrice) de Tishka.

Plus précisément, elle est montrée comme une mauvaise mère : elle a abandonné sa fille, elle peut imaginer commettre des violences contre elle, et elle peut même la tuer, par négligence. Au-delà du rôle genré, cela nous semble s’inscrire dans une violence qu’exerce l’histoire à l’encontre de Sahar sur laquelle nous reviendrons en détails.

Nous pouvons en revanche d’ores et déjà nous pencher sur la dimension essentialiste du traitement de son personnage.

L’essentialisme est l’idée selon laquelle hommes et femmes sont différents par essence, c’est-à-dire selon laquelle leur nature (féminine ou masculine) détermine non seulement leur physiologie, mais dans une certaine mesure l'être et l’agir. […] La position essentialiste en ce domaine considère que l’innéité biologique prévaut nécessairement dans le comportement d’un individu sur les acquisitions ultérieures qu’il a pu faire ou construire.
— Wikipédia, Essentialisme (genre), consultée le 23 mai 2020.

C’est en effet par le corps de Sahar que se passe la résurrection de Tishka à la fin du chapitre 20 :

Cependant Sahar porta bientôt les mains à son ventre dans un geste de mère : il était rond. […] De fait, Sahar perdit son ventre, se tordit d’une manière atroce, en gémissant, comme un veau qu’on abat, bêlant, croassante, jetant par sa gorge des sons sans nom, sans direction, de pure survie. […] Enfin, un spasme monta, monstrueux et une éructation viscérale de vomi déchira la trachée de Sahar. (p. 603-604, Saskia)

Tishka ayant été transformée en statue, cette dernière aurait pu tout simplement s’animer grâce aux incantations de l'équipe réunie. La description d’une gestation inversée et cet étrange accouchement renvoient violemment Sahar à sa fonction de génitrice.

Les fonctions de parent et de génitrice sont sans cesse confondues dans le livre. Typiquement, après que Sahar formule à haute voix qu’elle pense de nouveau Tishka vivante, on peut lire :

 Sahar, elle a eu le visage de ma mère quand elle a crié « vivante ! ». C’est le même cri, le même cri pour toutes les mamans. C’est pas un cri de père. C’est un cri de quelqu’un qui a eu, dans son ventre, une chose qui vit. Et qui l’a fait sortir en poussant. Qui l’a faite avec sa matière à elle, sa boule de cellules, de sang, au toucher, à la mano, du dedans. Pendant neuf mois. Nous, on aime nos gosses, los papitos, che ! À part qu’on les a pas eus vivants dans notre bide, tout bougeants. C’est ce cri du bide, qu’elle a eu. Ce cri, il sait. (p. 294, Agüero)

Ce passage nous dit que la force que peut avoir un parent souhaitant retrouver son enfant est nécessairement lié à un lien biologique. Il met également toutes les expériences de la maternité dans un même panier. En cela, il renforce l’idée qu’il y aurait une seule bonne façon d'être et d’agir en tant que mère.

Quand t’as même plus besoin de chercher une légende sarcastique

Quand t’as même plus besoin de chercher une légende sarcastique

Dans le monde de l’imaginaire, la tendance à la dystopie des dernières années commence à s'épuiser, et davantage d'œuvres, dont Les Furtifs, semblent se tourner vers la composition de futurs désirables3. Pour nous, un futur désirable passe par une remise en question des stéréotypes de genre, même lorsqu’un récit se situe partiellement dans un monde réactionnaire. C’est ce que tentent chaque jour de faire les mouvements féministes et queers au sein de notre société patriarcale.

Malheureusement, Les Furtifs contribue au contraire à ancrer des stéréotypes de genre, que ce soit dans la société qu’il dépeint, comme chez les protagonistes qui ambitionnent de la révolutionner. Cela n’est pas forcément évident partout : car si, au premier abord, les personnages de Saskia et Sahar se détournent de leur rôle attendu de façon plutôt intéressante, il s’avère que l’histoire générale le leur fait payer, soit en ce qu’elles perdent en intérêt narratif, soit en ce qu’elles servent d’appui pour la valorisation du personnage de Lorca. De même, le fait qu’on ait un « papa ours » qui cherche à protéger Tishka à tout prix peut sembler une subversion du trope de la « maman ourse ». Cependant, plutôt qu’une réelle réflexion sur les stéréotypes de genre dans la parentalité, cela fait malheureusement dériver le roman vers une rhétorique masculiniste.


  1. Pour rappel, nous avons résumé l’ensemble ce qui nous semble être le cœur du roman au début de cette partie. ↩︎

  2. Nous conseillons de lire l’ajout apporté à l’article cité regrettant le fait que le nom du trope tend à empêcher des lectures moins hétéronormatives du film. ↩︎

  3. Usbek et Rica, Penser l’après-crise : au-delà des imaginaires de la fin du monde. ↩︎