Protagonistes et points de vue

Pour mieux comprendre le caractère partriarcal de l’histoire racontée par Les Furtifs, on peut s’intéresser aux personnages qui la composent. Plus particulièrement, on peut chercher à déterminer de qui l’histoire parle, et par quels personnages elle nous est racontée.

Les Furtifs est un roman « choral » : la narration se fait à travers une succession de points de vue attribués à différents personnages :

Et dans une moindre mesure :

Le fait d’utiliser une narration en polyphonie où tu passes d’un protagoniste à l’autre permet de s’identifier comme le septième héros de l’histoire. Les gens ont alors le sentiment qu’on peut faire la révolution ensemble, que c’est possible.
— Alain Damasio à propos des Furtifs, Le Point Pop, 17 avril 2019.

Nous avons automatisé l’analyse de la répartition de la narration. Elle nous montre que, contrairement à ce que laisse présumer la forme du roman, le point de vue majoritaire est celui de Lorca : il prend 40% de la place, le reste étant partagé entre les huit personnages récurrents restant.

Répartition des points de vue sur l’intégralité du roman

Répartition des points de vue sur l’intégralité du roman

L’histoire des Furtifs est donc principalement racontée par Lorca. Pour autant, nous pouvons bien lire le point de vue d’autres personnages, mais ceux-ci se déroulent dans leur très grande majorité en présence de Lorca. Dit autrement, lorsque nous avons les perspectives d’autres narrateur·ices, ces dernier·es ne sont que rarement en train de vaquer à leurs propres occupations. Ces passages nous donnent à voir des aspects du récit déjà présentés, ou qui le seront, par Lorca.

On peut également s’intéresser aux motivations des personnages : quelles sont leurs quêtes, leurs objectifs personnels ?

Même si les personnages secondaires ont davantage d’autonomie à partir du chapitre 17, les arcs narratifs principaux des Furtifs ne se passent jamais sans Lorca, alors qu’ils se poursuivent très bien en leur absence à eux.

Au final, tous les protagonistes, même ceux qui ne bénéficient pas de passages écrits avec leur perspective, finissent par avoir comme but principal d’aider Lorca dans sa quête. Après avoir retrouvé Tishka, la protection et la sauvegarde de sa famille restent la préoccupation majeure des personnages. Même lorsque les enjeux principaux deviennent de défendre la nouvelle espèce constituée par les furtifs et de renverser l’ordre qui les menace, la protection de Tishka – élevée au rang de symbole révolutionnaire – reste primordiale.

Je me présente, je m’appelle Lorca…

Je me présente, je m’appelle Lorca…

Le mouvement qui domine la fin du livre est mené par tous les personnages principaux, secondaires et plus largement la gauche révolutionnaire, mais reste mis en avant comme bénéficiant de l’aura fédératrice de Lorca et de sa quête.

L’ensemble de cette structure narrative, qui favorise le personnage de Lorca, éclipse complètement l’importance de Tishka, une petite fille pourtant déterminée, avec des objectifs personnels précis, une expertise dans un domaine particulier, et qui acquiert un poids certain dans la nouvelle société qui se dessine. Nous avons regretté de ne pas avoir eu plus de passages narrés par Tishka, qui auraient pu donner une toute autre perspective au roman.

Une autre manière de déterminer la prévalence des personnages les uns par rapport aux autres est de se poser la question ainsi : est-ce que l’histoire racontée par Les Furtifs pourrait l'être en effaçant complètement certains personnages ?

Avec Les Furtifs, nous avons donc un roman choral, comme pouvait l'être la précédente œuvre d’Alain Damasio, La horde du contrevent, mais il s’avère au final que la narration tourne autour de Lorca seul et de sa quête, faisant de lui le personnage principal de l’histoire. Ce personnage est avant tout un personnage de père, dont le besoin de reconstituer puis de protéger sa famille constitue le cœur du roman.

L’arc narratif principal et la domination d’un protagoniste masculin sur le récit participent à faire des Furtifs une histoire patriarcale. Cet aspect du roman est renforcée par le regard profondément masculin porté sur les personnages féminins.