Un regard profondément masculin
En revanche, je suis verte de rage qu’en tant que fille qui intéresse peu les hommes, on cherche sans cesse à me faire savoir que je ne devrais même pas être là. On a toujours existé. Même s’il n'était pas question de nous dans les romans d’hommes, qui n’imaginent que des femmes avec qui ils voudraient coucher.
— Virginie Despentes, King Kong théorie, 2006
Que le roman soit du point de vue d’un héros masculin n’en fait pas nécessairement une œuvre sexiste. Quand on pense au sexisme dans une œuvre, on imagine souvent des paroles ou des actes évidents : une agression, ou un renvoi à des tâches particulières en fonction du genre du ou de la protagoniste. C’est aussi quelque chose qui existe dans Les Furtifs, mais nous avons voulu, avant de nous y intéresser, étudier un aspect plus insidieux du sexisme, qui pose une ambiance particulière et qu’on retrouve tout au long de ce roman. Il s’agit de ce qu’on appelle le regard masculin, ou male gaze.
Nous allons dans cette partie employer les termes « sexualisation » et « objectification » comme synonymes, même si des nuances existent entre les deux. La sexualisation est un traitement qui présente des personnages comme des objets conçus ou disponibles pour le plaisir sexuel d’autres personnages. Ce procédé, qui concerne notamment des personnages féminins, ne correspond donc pas à une simple description physique, qui est tout à fait acceptable dans la présentation d’un personnage, féminin comme masculin. La critique porte ici sur le choix des mots et la différence selon le genre du personnage pour effectuer cette description.
Tous les hommes
Nous avons vu que les Furtifs était principalement écrit du point de vue de personnages masculins (60% contre 40% de points de vue identifiés comme féminin pour l’ensemble du roman).
Il ne s’agit pas uniquement d’un récit centré sur les préoccupations de personnages identifiés comme masculins. Le roman véhicule un point de vue sur le monde masculin et hétérocentré, autrement appelé « regard masculin », ou « male gaze » :
Le regard masculin, également appelé vision masculine ou male gaze, désigne le fait que la culture visuelle dominante (magazines, photographie, cinéma, publicité, jeu vidéo, bande dessinée, etc.) imposerait au public d’adopter une perspective d’homme hétérosexuel.
Ce concept a été proposé par la critique de cinéma Laura Mulvey dans son essai Visual Pleasure and Narrative Cinema publié en 1975.
On parle de male gaze lorsque la caméra s’attarde sur les formes d’un corps féminin, par exemple. Ce concept est considéré comme le signe d’un pouvoir asymétrique. Il a une forte influence sur la théorie féministe du cinéma et sur les études des médias.
— Wikipédia, Regard masculin, consultée le 19 avril 2020
Presque toutes les femmes qui apparaissent dans les Furtifs sont sexualisées au moins une fois. C’est-à-dire qu’elle sont systématiquement évaluées comme des partenaires sexuelles potentielles. Ce mot « partenaire » ne convient cependant pas tout à fait. Un des aspects du regard masculin, c’est également de présenter les corps des femmes avec une « découpe en morceaux », chacun évalué indépendamment au regard des normes de beauté : peau, visage, lèvres, cheveux, silhouette ou différents vêtements.
Bien entendu, il est nécessaire dans un roman de décrire les personnages pour que les lecteur·ices puissent se les représenter. Il convient donc ici de prêter attention aux noms utilisés pour les désigner (on peut lire « princesse », « bombe », « poupée », « promise »), aux adjectifs associés à ces différentes parties du corps, (tels que « jolie », « fine », « élégant », « souple », « délicat », « à croquer », « vierge », « splendide ») et aux jugements que font les personnages à l’issue de ces descriptions (typiquement « ça m’a toujours beaucoup séduit »).
Pour mieux comprendre les ressors du male gaze, nous recommandons l’épisode 56 des Couilles sur la table avec Iris Brey et Victoire Tuaillon, ou encore l’article Le «male gaze», bad fiction par Cécile Daumas, publié dans Libération le 18 septembre 2019.
L’exemple suivant, où Lorca nous décrit Saskia, illustre bien le problème :
Là, j’avais sa peau chaude et odorante à dix centimètres de mes narines. Si son visage était taillé à la serpe, tout en angles, son corps était svelte et ferme, sans un pouce de graisse. Tankée. « De dos, c’est une bombe » comme le résumait Agüero qui, en matière de filles, avait plutôt l’œil absolu. (p. 161)
On peut également noter la connivence masculine qui termine cet extrait, renforçant l’idée que les femmes sont des objets que l’on apprécie et juge « entre hommes ».
Le regard masculin se pare également d’autres atours, telle que l’exotisation :
[…] elle prend juste une allure un peu plus hautaine de princesse arabe […] (p. 236, point de vue de Lorca)
Ou encore perpétue des clichés répandus comme le fameux « tu es jolie quand tu t'énerves » :
Même quand elle se veut sèche, elle n’arrive pas à se débarrasser de sa grâce. (p. 236, Lorca)
Ce cliché renforce la domination masculine : il permet d’ignorer les sentiments et les raisons d'être en colère des femmes en les ramenant à un statut d’objets servant au plaisir masculin.
Un passage du roman décrit le regard masculin du point de vue d’un personnage féminin, sans pour autant qu’il soit thématisé comme tel :
Fort de son intelligence scrutatrice, il m’a dévisagée de la tête aux pieds, il a noté mes boucles d’oreilles et mon chemisier neuf, sans doute aussi cette espèce de pulsation allègre qui n’a cessé d’alléger mon allure depuis quatre mois […] (p. 367, Sahar)
Le pronom « il » désigne ici le psychanalyste de Sahar, un personnage assez anecdotique, dont on aurait pu penser qu’il nous épargnerait sur ce point.
Nous n’avons pas voulu surcharger de citations cette critique, mais tous les personnages masculins exercent ce male gaze à un moment où à un autre (nous reviendrons sur le cas des personnages d’Agüero et Toni par la suite).
Toutes les femmes
Tous les personnages masculins exercent le male gaze, et quasiment tous les personnages féminins le subissent. Saskia et Sahar en sont les principales victimes, mais le roman nous présente de nombreux personnages à l’aune de leur valeur sexuelle plutôt que de prendre la peine de leur donner un nom. Par exemple :
Cálida y agradable, la voix de la médiatrice, je la mate du second, […]. Pour peu, j’irais presque boire une mousse avec elle. (p. 205, Agüero)
Les adolescentes n’y échappent pas non plus :
La fille que j’ai rencontrée à la Badine, elle avait dix-sept ou dix-neuf ans, pas plus. Une bouille à angles, déter comme ils disent, jolie dans son genre sauvage. (p. 493, Agüero)
Trop coutch, le ticket média, si une poupée de quinze ans se coince la jambe dans un filet ! (p. 532, Toni)
La fille d’Arshave, elle a pris de son papa son bel ovale et ses yeux bleus, sa peau blanche et sa classe. Elle a pas trop favorisé ma concentration, en virevoltant autour la tablée. (p. 299, Agüero)
Dans ce dernier extrait, le procédé narratif permet de faire une description physique simultanée d’un homme et d’une femme. Ce qui pourrait produire une égalité de traitement est ici anéanti par la dernière phrase.
Les personnages féminins et les personnages masculins ne sont pas logés à la même enseigne sur le plan des descriptions physiques. Au chapitre 12, Lorca fait quelques pas après un temps prolongé dans une grotte humide et fraîche. On peut lire :
Prendre quelques secondes la lumière et la chaleur de ce début juillet était un délice. Mon maillot trempé d’eau froide me collait à la poitrine quand j’ai appelé Saskia (p. 328, Lorca)
Bien que Lorca entre dans le champ de vision de Saskia, qui reprend la narration juste après, aucune référence n’est faite à son corps, alors que son maillot trempé rendait possible de mettre en avant des attributs souvent utilisés pour sexualiser des corps identifiés comme masculins.
Les exceptions : vieilles, lesbiennes et aveugles
Nous avons tout de même repéré deux exceptions que sont les personnages de Louise Christofol et Hakima. Il s’agit de deux femmes aveugles d’une soixantaine d’années, en couple. Elles font partie de l’Institut des langues exotériques (ILE) et sont décrites plutôt au prisme de leur intellect.
Nous avons été étonné·es de remarquer que ce sont les seuls personnages sortant de ce regard désirant. Si nous nous gardons d’en tirer des conclusions, cela nous a interpellé sur les raisons qui les font sortir de ce regard : est-ce dû à leur âge, leur homosexualité, leur statut de couple, leur handicap ?
Si l’on peut se réjouir d’avoir deux personnages qui existent autrement qu'à travers une sexualisation, il nous paraît important de nuancer et de se questionner sur pourquoi elles font exception dans le motif général du roman.
Toutes les femmes (suite)
La sexualisation des personnages est parfois moins frontale. Dans l’extrait qui suit, la liberté est immédiatement associée au fait de pouvoir « dragouiller » :
Toni et ses potes gavés de soleil, qui puent la liberté, nous ont rejoints aussi. Ils dragouillent Velvi et une bordée de filles de la Céleste […] (p. 684, Agüero)
Un exemple encore plus subtil du phénomène se trouve au chapitre 8 :
Comme toutes les filles au sein des mouvements radicaux, elle n’attache plus ses cheveux désormais, elle les lâche au vent – ça brouille l’identification. (p. 208, Lorca)
Les personnes militant dans les « mouvements radicaux » doivent souvent faire avec la répression policière, les affrontements avec des réactionnaires violents, le besoin de fuir rapidement ou d’escalader divers obstacles.
Même en imaginant une technologie de 2040 permettant de les discipliner — dont ne parle pas le roman — on peut raisonnablement penser que des cheveux longs lâchés au vent restent peu pratique pour ce genre d’activités. Par contre, cela convoque une image qui correspond bien aux stéréotypes hétéronormatifs, davantage que les coupes très courtes que préfèrent en réalité de nombreuses militantes radicales. On peut souligner l’incohérence en se posant cette question : si les cheveux longs sont si efficaces pour lutter contre la surveillance en 2040, pourquoi les garçons ne laisseraient-ils pas, eux aussi, pousser leurs cheveux ? Nous n’avons trouvé aucune description de ce type pour les personnages masculins.
La sexualisation omniprésente dans le roman prend une tournure vraiment gênante dans certaines interactions avec Tishka, la fille de six ans de Lorca et Sahar, au point qu’on ne sait plus s’il est amoureux de sa femme, de sa fille ou des deux :
et c’est Sahar soudain que je vois, la même grâce simple, la même finesse des courbes, cette framboise écrasée, juste cueillie, des lèvres sur des petits crocs d’un blanc de lait. Avec l’avidité panique d’un homme qui aurait attendu sa promise, sa vie durant, je la regarde sans pouvoir me détacher d’elle. (p. 645, Lorca, à propos de Tishka)
Il est pourtant possible d’aborder la question de la ressemblance parentale de façon moins ambigüe, comme c’est le cas dans la perspective de Sahar :
Lorca me manque évidemment, mais Tishka me le redonne sans cesse, à sa façon, c’est magnifique comme elle l’a intégré et fusionné, son intelligence parfois me sidère, comme s’il remontait en elle, par moments, pour faire coucou et me dire qu’il est là. (p. 681)
Tentative de female gaze
Une réaction commune face au male gaze est de penser qu’il suffirait d’inverser les points de vue pour retrouver de l'égalité : les femmes peuvent après tout être tout aussi voyeuses que les hommes.
Réduire tout le monde à l'état d’objet sexuel n’est cependant ni égalitaire ni politiquement souhaitable. Il apparaît nécessaire de trouver un autre regard, où les personnages pourraient être des sujets désirants et désirables, cela quelque soit leur genre, et sans pour autant que cela soit systématique.
Ce qu’on appelle le female gaze ne correspond pas à une simple inversion des rôles par rapport au regard masculin, mais bien à une autre façon de montrer les corps :
Le female gaze n’est pas l’inverse du male gaze […]. Il ne s’agit pas d’objectifier les hommes comme on objectifie les femmes, mais bien de tout réinventer : la manière de filmer, de raconter des histoires, de les évaluer en terme critique…
— Les couilles sur la table, émission sur le female gaze avec Iris Brey
Nous avons trouvé plusieurs exemples d’objectification en miroir dans Les Furtifs. Précisons à nouveau qu’il ne nous semble pas plus acceptable de sexualiser des hommes, et que s’y efforcer ne permet pas de s’affranchir de la constante sexualisation des femmes, comme si une égalité de traitement pouvait annuler une logique de domination plus globale.
Et qui te dit que c’est pas toi que je visais depuis le début ? T’es beaucoup plus beau que Lorca, tu le sais. Plus racé, plus athlétique, plus souple… (p 540, Saskia)
Une alternative pour présenter les femmes en évitant un regard masculin est de placer la description dans la bouche d’un autre personnage féminin. C’est plusieurs fois le cas dans le roman, mais là encore cela ne permet pas d'éviter une sexualisation. Pire, Saskia se met en compétition par rapport à son attirance pour le personnage principal :
D’emblée, j’étais bien calmée. Pas que ce fût une bombe non : elle était fine, pas beaucoup de formes, taille moyenne, visage ovale… Rien d’extraordinaire au premier abord si ce n’est qu’elle était foutument bourrée de charme. En sus d’avoir une voix splendide. À peine commençait- elle à parler que tu te prenais à te poser, à la regarder bouger, à l’écouter. (p. 242, Saskia)
Nous avons toutefois relevé une scène qui correspond au concept de female gaze tel que décrit par Iris Brey :
En vérité, ce qui me frappe le plus chez ces insurgés, c’est pas leurs idées (tout le monde peut croire à une idée) : c’est leur corps. Sa densité, la pression palpable sous la peau. Homme ou femme, trans, jeune fille ou vieux loup, ces corps sont foutrement vivants, habités. Ils dégagent une puissance, une puissance d’autant plus désarçonnante qu’elle ne vient pas d’une carrure spéciale ou d’une musculature travaillée. Et que rien dans leurs vêtements à la coule, déchirés, délavés et flottants, ne souligne. Ces corps ont quelque chose de très attirant, d’aimantant. On peut discuter à l’infini de leurs convictions. Sûr. Mais ça, ces corps vivants, ça ne triche pas. Et ça en dit beaucoup plus long que toutes les ag du monde. (p. 507, Saskia)
Ici, les personnages sont incarnés, et le regard est invité à se poser, non pas sur les caractéristiques de tel ou tel corps, mais sur ce que les protagonistes dégagent dans leur action. Il y a des choses à redire sur l'énumération « Homme ou femme, trans, jeune fille ou vieux loup », mais nous y reviendrons dans une prochaine partie sur le traitement des minorités (article à paraître). Nous aurions aimé trouver dans le roman plus de passages de ce type.
Séparer l’auteur de ses personnages
La sexualisation des personnages féminins passe par les propos des narrateur·ices, notamment ceux d’Agüero. On peut imaginer l’intention de départ : le personnage est présenté comme un homme « bourrin », et ses pensées devraient donc être associées à l’image dégradée du personnage. Il est en réalité assez valorisé tout au long de l’histoire : c’est le meilleur ouvreur de l’armée, il est l’un des rares personnages, Lorca mis à part, à bénéficier d’une évolution personnelle (malheureusement pas sur cet aspect de son comportement)… et surtout il n’est jamais contredit puisque tous ses propos ne sont pas exprimés à l’oral mais gardés pour lui.
Or l’auteur sait très bien introduire de la contradiction lorsqu’il présente des thèses avec lesquelles il n’est pas en accord, soit par l’histoire, soit par d’autres personnages. Voici un très bon exemple d’exposition d’une position avant de la critiquer :
— […] Désolée de briser votre rêve d’un monde enchanté. La vie animale, pour se maintenir, est souvent féroce.
Je ne suis pas d’accord avec ça. Pures projections anthromorphiques. L’éthologie contemporaine a prouvé que la collaboration et les alliances sont infiniment plus répandues que compétition et cruauté. Le vivant lie et se lie, avant tout. (p. 333, Saskia)
Les débats internes à l’histoire portent souvent sur les rapport à la vie animale et à la technologie, mais jamais sur des comportements discriminatoires. Quand l’existence de ces derniers est reconnue, le personnage s’en dédouane :
Ben quoi ? Je peux être raciste et con aussi, quand j’ai la gueule de bois. Y sexista, mientras yo esté allí ! La concha que tu madre ! » (p. 349, Agüero).
La mention de ces propos ne produit donc pas une situation d’apprentissage et de conscientisation d’un problème, n’arme pas non plus contre la propagation de ces pensées. Au contraire, elle les banalise, les fait rentrer dans le décor, avec un certain fatalisme puisque les autres personnages ne peuvent rien faire contre, n’ayant pas conscience de ce qui se passe.
Les scènes de sexe
Les rapports femmes/hommes sont politiques, qu’ils se déroulent dans la rue ou dans un lit, puisque d’une part ce sont les rapports sociaux de sexe structurés par la domination masculine qui construisent les humains en « femmes » et « hommes » et que, d’autre part, le pouvoir des uns ne disparaît pas à l’antre de l’affectif et du « privé ». […] Dimension, faut-il le rappeler, nettement reléguée aux oubliettes par la plupart des anarchistes, pour ne pas parler des autres courants politiques.
— Corinne Monnet, À propos d’autonomie, d’amitié sexuelle et d’hétérosexualité, 1997.
Après cette attention aux processus de sexualisation à l'œuvre dans les Furtifs, il parait intéressant de s’arrêter autour des scènes de sexe présentes dans le livre, tant elles nous semblent participer au regard masculin qui traverse l’ensemble du roman.
Le livre contient deux passages qui parlent explicitement de sexe. Il parait impératif d’analyser le premier, en tant qu'élément central de l’histoire. En comparaison, le second semble relativement anecdotique, mais il n’est pas dépourvu de sens politique pour autant.
Le point culminant
La scène que nous allons étudier se passe entre Lorca et Sahar. Elle est située au chapitre 16. Remettons-la dans le contexte : À l’issue du chapitre précédent, Sahar et Lorca ont décidé de ne plus chercher activement leur fille, mais d’attendre qu’elle revienne. Lorca propose alors à Sahar de quitter la ville pour un gîte à Moustiers-Sainte-Marie (« C’est ici que Tishka a été conçue », p. 425). Après plusieurs jours de tensions, le couple finit par retrouver du lien. Le soir venu, après une marche dans la montagne, Sahar et Lorca retrouvent « la clairière » (p. 431) où Tishka aurait été « conçue » (p. 425). Iels s’installent sur des duvets et font l’amour. La scène est écrite avec les deux voix, consentantes et enjouées, qui finissent d’ailleurs par fusionner, des deux personnages.
Les deux premiers tiers du livre sont centrés autour de la recherche de Tishka, mais le roman nous a annoncé qu’elle ne reviendrait que si Lorca arrivait à « renouer avec [s]a femme » :
Bapak Varèse, tu dois renouer avec ta femme. Ta fille est vivante, elle habite l’air. Vous devez être ensemble pour qu’elle revienne. (p. 203)
Or Tishka réapparaît à ses parents immédiatement après cette scène de sexe. Vue l’insistance du récit pour que ses deux parents reforment un couple, on peut comprendre que le retour de la fillette est une conséquence de ce rapport sexuel.
Son retour s’accompagne d’ailleurs de ces paroles :
— Maman amour papa… (p. 434)
Même en mettant comme condition au retour de Tishka une démonstration que « maman amour papa », la narration aurait aussi bien pu la ramener après des monologues intérieurs, un échange de mots doux ou de sourires, une accolade près du feu, ou même un baiser passionné. Cela aurait été suffisant à la compréhension.
L’effet ici est donc que le sexe est considéré comme la preuve irréfutable que Lorca a bien renoué avec Sahar, et que cette dernière est bien amoureuse de lui, ce que Tishka attendait pour revenir.
On utilise régulièrement le concept de point culminant pour parler du moment de dénouement central dans un récit. En anglais, le terme équivalent est “climax”… qui désigne également l’orgasme.
Dans l’histoire des Furtifs, ces deux sens sont donc littéralement confondus. Cette vision du sexe comme nécessaire aboutissement d’une relation homme-femme est nourrie par — et renforce à son tour — l’idée que le sexe est une gratification que les femmes doivent aux hommes méritants. Cet aspect du “male entitlement” est d’ailleurs exprimé par Lorca dès le premier chapitre du roman :
Si j’échoue là, je ne pourrai jamais te le prouver, Sahar, je ne serai jamais chasseur, je ne pourrai jamais te rapporter cette preuve indiscutable qui ferait tout basculer. Qui ferait qu’on serait deux, à nouveau, pour la chercher. (p. 15)
L’histoire nous présente à de nombreuses reprises la présence de Sahar et de Tishka dans la vie de Lorca comme un dû, en insistant d’autant plus que Sahar et Lorca ont déjà été ensemble. Nous avons déjà montré que Lorca et ses préoccupations étaient au centre du récit. L’importance du basculement narratif opéré par le retour de Tishka vient donc sanctionner positivement la réussite du rapprochement de Lorca et Sahar, cette scène de sexe assurant la fonction de preuve de sa reconquête.
Pour mieux comprendre cette dimension “achievement unlocked”, on peut s’intéresser aux différentes façons dont les femmes sont présentées comme des récompenses dans les jeux vidéos. La vidéo Women As Reward de la série Tropes Agaisnt Women in Video Games réalisée par Feminist Frequency explore autant l’aspect « collectionnable » que celui de « trophée » en présentant les mécanismes de pas moins de 50 jeux différents.
Le sexe c’est l’amour et inversement
L’histoire nous présente donc le fait que Sahar et Lorca aient une relation sexuelle comme une preuve d’amour. Si cette idée n’a rien d’exceptionnel, elle pose pourtant problème, car elle créé un terrain favorable pour des violences sexistes.
Si le sexe est une preuve d’amour, que se passe-t-il lorsque le désir d’un·e partenaire dans une relation amoureuse baisse ? La diminution de la fréquence voire l’absence de sexe est alors perçue comme remettant en cause l’amour de cellui ayant moins de libido. Dans un contexte où culturellement, près des trois quart de la population considère que les hommes ont « par nature plus de besoins sexuels que les femmes1 », cela fabrique une légitimité pour des hommes hétérosexuels d’exiger du sexe de leur partenaire, ou au moins un outil de pression pour en obtenir : « si tu m’aimes, tu pourrais faire un effort ».
Un autre arc narratif renforce cette idée que le sexe et l’amour sont une seule et même chose, il s’agit de la relation entre Saskia et Agüero :
On a rigolé, on s’est embrassés et on a refait l’amour. C’était plus doux, meilleur encore. J’avais peur de tomber amoureuse, je me suis dit, oublie, tu seras en taule demain et lui aussi. Profite ! Puis je me suis écroulée dans ses bras, dans un mélange de décompression, de fatigue et de bonheur. (p. 540, Saskia)
Dans ce passage, Saskia évoque une possible différence entre le sentiment amoureux et le sexe. Pourtant, la relation qui commence à ce moment-là est décrite un peu plus loin ainsi :
Saskia et Agüero vivent leur histoire d’amour, si belle dans son évidence (p. 608, Lorca)
Bien que Saskia soit plutôt décrite comme une « bonne camarade » auparavant (cette toute nouvelle relation est d’ailleurs une surprise pour les lecteur·ices), le fait qu’elle ne fasse pas de ce moment avec Agüero une simple histoire d’un soir nous semble encore un raté du livre. Il y avait ici l’occasion de montrer un personnage féminin assumant une sexualité davantage basée sur la recherche du plaisir que l’envie de les inscrire dans des relations à long terme.
Nous n’allons pas nous attarder plus longtemps sur ces scènes, bien qu’il y ait beaucoup à en dire, que ce soit dans le choix des mots où les actions qui sont racontées.
Le rapport entre Sahar et Lorca est, à cet égard, le pur produit de sa société en termes d’hétéronormativité, ce qui est finalement assez logique compte tenu du personnage principal, même si cela n’empêchait bien entendu pas de l'écrire d’une toute autre façon.
Nous reviendrons cependant sur cette scène particulière dans une partie sur le consentement, certaines tournures pouvant éclairer sur cet aspect des relations hommes-femmes hétéros en couple.
Même si ces scènes de sexe sont profondément empreintes d’un regard masculin, les protagonistes semblent dans l’ensemble consentant·es. Malheureusement, le livre contient aussi plusieurs descriptions d’agressions sexuelles sur des personnages féminins, réelles ou fantasmées, qui participent pleinement à ce qu’on nomme la culture du viol.
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Ce chiffre est issu de l’enquête Contexte de la sexualité en France réalisée en 2006 par l’INSERM auprès de 12 000 personnes. Voir le graphique 14, page 24 du dossier de presse avec les premiers résultats. ↩︎