Se moquer des féministes

Si de nombreux aspects des Furtifs nous ont fait penser aux discours des mouvements masculinistes, ce qui nous a convaincu d’en parler sous cet angle, c’est que le livre n’est pas complètement ignorant des enjeux féministes. Nous avons identifié plusieurs références dans le texte qui tournent ces enjeux en dérision. Parfois, nous ne sommes pas tombé·es d’accord sur la réalité de ces railleries. Le simple fait de ne pas pouvoir, par moment, se faire un avis clair nous a alerté. Car chez les masculinistes, ce flou est une stratégie d’opposition aux mouvements féministes : on se félicite de « troller » les féministes, c’est-à-dire de les provoquer pour qu’elles se mettent en colère, tout en prétextant la bonne foi.

Où sont les extrêmes ?

Au chapitre 12, la meute se rend à « l’Institut des Langues Exotériques » où iels rencontrent Louise Christofol. Contrairement aux autres personnages du livre, cette dernière a la particularité de parler des « furtives » en utilisant un pluriel accordé au féminin.

Il paraît que les « furtives » comme elle dit (elle met tous les pluriels au féminin, faut s’habituer au début, du féminisme hardcore) sont venues plusieurs fois rayer la plaque ou y ajouter des signes ! (p. 318, narration attribuée à Lorca)

Qualifier de pratique « hardcore » le fait de préférer l’usage de pluriels féminins plutôt que masculins nous semble quelque peu… décalé. Si ce simple choix d’accords est extrême, alors, pour ne prendre qu’un exemple, que dire de la grève des femmes* du 14 juin 2019 en Suisse, qui a regroupé plus de 500 000 personnes ? Ou du SCUM Manifesto ?

Si notre échelle de valeurs ne peut en aucun cas être considérée comme universelle, une façon possible d’aborder cette dernière question est de réfléchir à l'état de la fenêtre d’Overton :

La fenêtre d’Overton, aussi connue comme la fenêtre de discours, est une allégorie qui situe l’ensemble des idées, opinions ou pratiques considérées comme plus ou moins acceptables dans l’opinion publique d’une société.
— Wikipédia, Fenêtre d’Overton, consultée le 21 février 2022.

Modifier quelles sont les opinions qui doivent être considérées comme normales, radicales, extrêmes ou inacceptables est quelque part le travail que tente tout militantisme politique. Un exemple, pour mieux comprendre le principe : quand en 1991, le maire de Paris, également président de la principale formation de droite en France, Jacques Chirac, parle du « bruit et de l’odeur » dans un discours tenu devant 1 300 militant·es, c’est clairement une victoire pour l’extrême-droite. Ces propos situés auparavant à l’extrême du spectre politique sont devenus bien plus acceptés après avoir été repris par une personnalité proéminente et considérée comme plus modérée.

Pour en revenir aux Furtifs, lorsque le roman parle de « féminisme hardcore » pour désigner un simple choix d’accord, il participe plutôt à un travail inverse. En positionnant comme extrême un acte aussi peu engageant que celui de jouer avec le genre dans la langue française, il nous semble qu’il juge inacceptables, en regard, d’autres formes de mobilisations féministes plus collectives ou plus concrètes, comme des grèves, des manifestations, des dénonciations publiques ou encore des groupes d’autodéfense.

« c’est l’expression, faites pas ièch »

L’interprétation qui précède peut sembler donner trop d’importance à une simple parenthèse. Le roman lui-même balaye l’intérêt de se pencher sur ce qui peut paraître comme une simple façon de parler :

Fallait un lieu dense en fifs, assez pour les quarante gars sûrs (c’est l’expression, faites pas ièch, y a de la meuf dans le lot !) qu’on a contactés, un par un, à la mano. (p. 633, Toni)

Dans le même temps, le roman insiste aussi sur l’importance de la langue et du choix des mots comme terrain de lutte :

Il ne disait pas « extermination » bien sûr, encore moins « spécide ». […] Derrière ces phrases calibrées avec soin, sous leur apparence spontanée, ce n’étaient pas tant le troll ou le buzz qui étaient recherchés. C’était la suggestion affective, la production insidieuse d’un affect commun, comme disait Varech, capable de cristalliser les perceptions encore brumeuses du marais, de leur offrir une aimantation comportementale : une « opinion » à laquelle se tenir et adhérer. En la croyant sienne. (p. 607, Lorca)

Difficile, donc, d’envisager qu’on a ici « juste une expression » sans enjeu.

Pour l’exercice, acceptons cependant de considérer ces façons de parler comme triviales, comme de simples blagues, comme on peut souvent le lire dans d’autres contextes. Dans ce cas, avec qui sommes-nous censé·es rire, et aux dépens de qui ? Ici, nous rions avec les lecteur·ices, aux dépens des féministes qui cherchent à défaire le processus de masculinisation à l’œuvre dans le français depuis le 17ème siècle1.

Considérer que cette petite parenthèse permettrait de rendre simplement compte du sexisme d’un personnage ne tient pas non plus : Toni ne dépareille pas de l’ambiance générale du roman. De plus, aucune contradiction n’est apportée par ailleurs à ces remarques.

« Madame Sahar Varèse »

Au chapitre 22, les protagonistes participent à une manifestation contre laquelle intervient la police :

« Cible Sahar Varèse verrouillée. Rendez-vous mademoiselle, vous mettez votre vie en jeu... »
— Madame ! hurle maman. Madame Sahar Varèse. (p. 673, Tishka)

Cet échange est à peu près inutile pour l’action ou l’histoire du roman. Elle nous semble donc plutôt un clin d’œil aux revendications féministes pour mettre fin à l’usage du terme « mademoiselle », sujet sur lequel les pouvoirs publics, au moins en France, ont plutôt progressé ces dernières années :

L’utilisation d’une formule de civilité différenciée au regard de leur situation maritale n’existe pas pour les hommes. Une telle différenciation pouvait se justifier à une époque où les femmes ne disposant pas de la plénitude de leurs droits civils, il pouvait être utile, pour les services administratifs notamment, de savoir si elles se trouvaient sous la tutelle de leur père ou sous celle de leur mari. Aujourd’hui, l’évolution du droit assurant l’égalité entre les femmes et les hommes, cette différenciation ne correspond plus à aucune obligation légale ou réglementaire. L’égalité de traitement entre toutes et tous veut au contraire qu’une seule formulation soit utilisée pour les femmes : « Madame », comme équivalent au « Monsieur » pour les hommes.
— Mairie de Strasbourg, Guide sur la féminisation des écrits administratifs, 2016.

Sauf qu’ici, la revendication de ne pas faire de différence selon le statut marital est tournée en dérision : Sahar ne proteste pas contre le fait d'être considérée sous la tutelle de son père, ou comme une jeune fille, mais contre le fait que cela salit la mémoire de son mariage (Lorca est en effet mort à ce moment de l’histoire). En insistant sur le patronyme de son mari, « Madame Sahar Varèse », elle se présente comme une épouse et non plus comme une individue à part entière… Ce qui est justement ce contre quoi luttent les féministes en demandant l’abandon administratif du terme « mademoiselle ».

« Et ça, c’est une référence ou pas ? »

Toutes ces interprétations peuvent paraître extravagantes en regard des extraits cités. C’est toute la difficulté de bien identifier ce que nous percevons comme du « troll ». Un troll compétent ne peut être distingué d’une personne candide.

Nous ne sommes d’ailleurs pas parvenu·es à nous mettre d’accord sur un autre passage. Dans le chapitre 8, pendant l’occupation d’un complexe immobilier, les militant·es taguent plusieurs slogans sur la façade, dont celui-ci :

 C’est un privilège d’avoir une chambre à soi (p. 219)

Cela pourrait faire référence à l’essai féministe écrit par Virginia Woolf, Une chambre à soi, dans lequel elle détaille les conditions matérielles limitant l’accès des femmes à l'écriture. Elle insiste entre autre sur la nécessité pour les autrices de disposer d’une pièce où écrire sans être dérangées par les membres de la famille.

Le fait de voir écrit ce slogan contre un complexe immobilier luxueux peut être pris comme une attaque de cette revendication féministe.

Mais on peut aussi considérer que l’expression est simplement passée dans le langage courant et que le slogan dénonce uniquement les inégalités criantes d’accès au logement, qui font que disposer de sa propre chambre reste, malheureusement, un privilège.

Quand tu découvres le niveau du troll en face

Quand tu découvres le niveau du troll en face

Le sexisme n’est pas la seule oppression systémique qui apparait dans Les Furtifs. Plusieurs minorités sociales sont présentes dans le récit (article à paraître), mais elles existent dans l’ensemble sans réelle prise en compte des enjeux auxquels elles font face, ce qui a donc pour effet de renforcer des stéréotypes préjudiciables.


  1. Voir à ce sujet les travaux d'Éliane Viennot, en partie résumé par Laure Murat dans l’article Rendons le féminin à la langue française dans Libération, le 17 octobre 2018. ↩︎