Un papa modèle ?

Beaucoup de fictions contemporaines mettent en scène des pères, souvent autoritaires, incapables de montrer leurs émotions voire carrément absents. Les récits d’hommes à la recherche de leur enfant sont également nombreux, mais le personnage central des Furtifs semble cependant s’éloigner des figures paternelles traditionnelles.

Lorca exprime régulièrement les émotions qu’il a pour sa fille. Aux lecteur·ices :

J’avais l’impression que pouvait d’un moment à l’autre surgir la frimousse rieuse de ma fille. En m’évidant de l’intérieur, je sentis bientôt neiger sous ma peau la douceur immarcescible de Tishka, son odeur de miel et de lait, ses joues que secoue son rire de cacahuète grillée. (p. 138, point de vue de Lorca)

Comme aux autres personnages :

Il pleura mais dans un tel mélange, une telle déflagration de bonheur et de joie […]
— Elle est vivante. (p. 157, Saskia)

Ainsi qu'à sa fille elle-même :

— Papa !
— … Tu es revenue ? … C’est vraiment toi mon amour ? (p. 435, Sahar)

Avant que Tishka ne disparaisse, il était là pour l’amener à l'école :

Ces quais, c’était aussi mon trajet pour amener Tishka le matin à la maternelle. (p. 89, Lorca)

Ou lui raconter des histoires au coucher :

C’est moi qui suis restée allongée près de Tishka pour l’endormir, après que Lorca lui a raconté l’histoire du fantôme de la tour onze puis lui a fait un câlin. (p. 80, Sahar)

La façon dont le roman décrit la relation de Lorca avec sa fille rejoint les déclarations de nombreux pères quant à la place qu’ils souhaitent avoir vis-à-vis de leurs enfants. La note de synthèse issue de l’enquête réalisée par l’Union nationale des associations familiales en 2016 auprès de 11 000 pères les résume ainsi :

La volonté de marquer une différence entre les « anciens » et les « nouveaux » pères se donne clairement à voir lorsqu’on étudie la perception des pères interrogés concernant le rapport entre leur paternité et celle qu’ils ont héritée de leur propre père.

Par rapport à leurs propres pères, les hommes interrogés déclarent élever leurs enfants de manière plutôt différente (48% des répondants) ou totalement différemment (38%). […] Ils disent aussi être plus à l’écoute, dialoguer davantage, être plus proches de leurs enfants, plus affectifs, s’impliquer davantage dans la scolarité de leurs enfants que leur père ne l’avait fait avec eux.
— Union nationale des associations familiales, Être père aujourd’hui !, juin 2016

Dans Les Furtifs, cette idée d’une parentalité différente est mise en lumière dans un passage où Toni s’imagine en père de Sahar, autoritaire et contrôlant, ce qui contraste avec le rapport à la paternité qui existe à travers le personnage de Lorca :

J’aurais été son père, je la taguais Grace. Et je la lockais trente ans dans une tour en titane pour qu’aucun keum puisse même y grimper en se ken les ongles. (p. 351, Toni)

Malgré les volontés énoncées dans l’enquête de l’UNAF, la répartition des tâches parentales reste inégalitaire. La dernière enquête Emploi du temps de l’INSEE, réalisée en 2010, montre que les mères en prennent en charge les deux-tiers. Cette répartition n’a que peu évolué entre 1985 et 2010.

Il est difficile de se rendre compte de la répartition de la charge parentale entre Sahar et Lorca dans Les Furtifs. En effet, lorsque Tishka est de nouveau présente dans leur vie, son hybridation l’a rendue parfaitement autonome :

Du haut de ses six ans, c’est elle qui a choisi toute seule le moment, l’endroit et la manière de revenir. Ça en dit tellement sur ce qu’elle est devenue. (p. 438, Lorca)

Il n’y a donc plus besoin de la nourrir, de la laver ou encore de l’accompagner aux toilettes. Certes, le reste du roman n’aborde que de façon très anecdotique ces besoins humains basiques pour le reste des personnages, mais ils sont pourtant centraux dans la vie d’enfants en bas âge. En évitant de se poser la question de la répartition des aspects souvent pénibles du travail parental, le livre n’aborde donc plus que les interactions valorisantes : le jeu, les marques d’affection, l'étude du nouveau mode de vie de Tishka. Comme Lorca est au centre de l’histoire, l’attention qu’il porte à sa fille valorise mécaniquement davantage son personnage que celui de Sahar.

Nous mentionnons explicitement les éléments matériels de la prise en charge parentale car ils constituent des repères faciles à identifier. Néanmoins, la question de la prise en compte des besoins de l’enfant et la planification générale des tâches à faire constitue lui aussi un travail trop souvent porté seules par les mères. Le concept de charge mentale parentale a été grandement popularisé par la bande dessinée Fallait demander, réalisée par Emma en 2017.

Au-delà de tâches quotidiennes, on peut tout de même analyser qui de Lorca ou de Sahar passe du temps avec Tishka. Pour cela, nous avons réutilisé la question que posait l’enquête de l’UNAF précédemment citée, « Au cours des 30 derniers jours, avez-vous passé du temps seul (sans votre conjointe) avec votre (vos) enfant(s) ? » Le roman ne montre jamais Lorca seul avec Tishka entre son retour (p. 434) et la mort de Lorca (p. 647). Dans cette période, Tishka apparaît en majorité en présence de Sahar et de Lorca conjointement.

Le seul moment où Tishka est explicitement en présence d’un seul parent, c’est avec Sahar, qui fait alors passer les besoins de son enfant avant les siens :

Je n’avais pas été à la fête, je l’avais regardée du fort Sainte-Agathe avec Tishka, afin de ne pas la laisser seule (p. 517, Sahar)

Pendant ce temps1, le père est lui libre de retrouver ses activités professionnelles :

Savoir Tishka avec Sahar, toutes les deux en train de faire le tour de l’île pour créer du land art m’a totalement libéré. […] Je savais surtout Tishka vivante et heureuse, en sûreté ici parmi les camarades, de sorte que pour la première fois depuis sa disparition, je pouvais penser à autre chose qu’à elle. Me consacrer à une passion mienne, ne serait-ce que quelques heures ! Ça a été pour moi une joie presque neuve de simplement contribuer à cette assemblée, d’y retrouver mes capacités sociales et mon sens oublié du collectif, de m’y sentir utile au-delà du périmètre de ma famille. M’y sentir à ma place. (p. 510, Lorca)

Toujours gratter le vernis

Toujours gratter le vernis

La figure paternelle présente dans Les Furtifs, qui apparaît au premier abord comme atypique, participe en fait à renforcer ce mythe des « nouveaux pères ». Nous avons vu par exemple que les aspects actuellement les moins valorisés de la paternité ne sont pas mis en scène. Par ailleurs, le roman ne prend pas la peine d’explorer ce que seraient de « nouvelles paternités » en 2040. Lorca est en effet le seul exemple de figure paternelle, on ne voit pas d’autres pères dans l’histoire, et il n’est donc pas possible de voir s’il représente une définition de la paternité qui aurait évolué dans le bon sens, ou s’il est une exception dans un monde tout aussi patriarcal que le nôtre.

Le roman aurait par exemple pu raconter la mise en place, par Lorca et d’autres pères, d’un dispositif collectif permettant de s’occuper des enfants pendant l’occupation de Porquerolles. Les mères auraient eu ainsi la possibilité de s’impliquer davantage dans les structures mises en place par les occupant·es. La question de la prise en charge collective des enfants n’est tout simplement pas traitée dans l’histoire.

Or, ces nouveaux pères […] restent encore une minorité statistique. Une minorité survalorisée. […] Au prétexte de vouloir activement impliquer les hommes dans le domaine parental en mettant en avant les comportements exemplaires de quelques-uns, on grossit un phénomène, on travestit la réalité.
— Collectif Stop-Masculinisme, Contre le masculinisme, guide d’autodéfense intellectuelle, éditions Bambule, 2012

Ce mythe que les pères auraient changé est repris et propagé par le mouvement masculiniste. En posant, au mépris des réalités statistiques sur la question, que leur seul souhait serait de s’impliquer davantage dans la prise en charge de leurs enfants, mais qu’ils en seraient empêchés par « des femmes, des féministes, des mères et du système judiciaire, hostiles aux hommes et unies pour leur “confisquer leurs enfants” » (ibid.), ils se présentent comme victimes alors que leur objectif est bien de conserver leur position privilégiée de chef de famille.

Au passage, on peut noter que cette vision de la garde parentale comme nécessairement conflictuelle se retrouve explicitement dans le roman :

Avec Sahar, nous essayons autant que possible de parcourir le pays ensemble pour ne pas avoir à se « voler » Tishka l’un l’autre, […].2 (p. 609, Lorca)

Le roman entretient le mythe des nouveaux pères. Si l’on peut se réjouir de lire enfin une œuvre qui dépeint un homme en prise avec ses émotions et son rôle parental, on ne peut que déplorer que cette attention soit tout autant valorisée en creux, comparativement au comportement de Sahar. Et c’est cette différence entre les deux parents, le père et la mère, qui fait basculer le roman dans une logique masculiniste. Sahar est en effet présentée comme une mauvaise mère.


  1. Le roman semble présenter une petite incohérence temporelle dans ce chapitre : Lorca nous dit que Tishka et Sahar sont parties faire du land art pendant qu’il participe à une réunion. Cette réunion se transforme ensuite en fête. Sahar nous raconte pourtant ce tour d'île avec Tishka comme se passant le lendemain matin, pendant que Lorca dort, fatigué de la fête (p. 510). ↩︎

  2. Les guillemets sont présents dans le texte original. ↩︎