Violences conjugales

Avertissement : cette partie évoque de nombreux aspects des violences conjugales avec des descriptions de violences physiques et psychologiques. Si vous préférez vous épargner sa lecture, la partie suivante analysera quelques moments où le livre se moque de positions féministes.

Pendant la plus grande partie de l’histoire racontée par Les Furtifs, le personnage de Sahar joue le rôle d’antagoniste. Lorca la voit comme un obstacle à sa quête, à rallier à son point de vue, et comme responsable de ses souffrances. Pourtant, malgré leur séparation, il la voit toujours comme sa femme. Cette vision de l’épouse comme « ennemie » évoque par de nombreux traits une situation de violences conjugales.

Le livre lui-même ne thématise pas les violences conjugales ou intrafamiliales. Le terme n’apparaît pas. Au contraire, la relation entre Lorca et Sahar est présentée comme désirable et clé de l’intrigue.

Néanmoins, en prenant cette grille de lecture, de nombreux comportements de Lorca ne devraient simplement pas exister dans une relation désirable. Le livre participe de ce fait à romantiser des comportements d’agresseur, ce qui a pour effet de les normaliser. Brouiller les lignes de cette manière dans la fiction rend plus difficile dans la réalité pour des victimes de violences conjugales d’identifier leur situation et de réagir. Le curseur de ce qui est considéré comme grave se déplace dans l’imaginaire collectif.

Des signes inquiétants

Ce sont certains éléments de l’histoire, qui pourraient paraître anecdotiques, qui nous ont alertés : les accès de violence incontrôlée de Lorca, en particulier lorsqu’il est question de sa femme ou de sa fille ; le fait que cette violence soit excusée ; le fait que Sahar prenne sur elle pour limiter cette violence.

Lorca a des accès de violence incontrôlée

Par exemple dans le chapitre 7, Lorca a un accès de violence lors d’un rituel pour savoir ce qu’a pu devenir Tishka :

Ça signifiait […] que je ne savais plus du tout quoi faire, quoi être maintenant que j’avais broyé notre seule chance de dialoguer avec le balian et son furtif en renversant, de fureur, son cube de bois de quatre-vingts kilos et en y fracassant une lanterne pleine d’huile qui y avait mis le feu. Sur une bonne moitié. (p. 201, Lorca)

Immédiatement, il justifie cette violence :

J’ai quelque excuse, bien sûr. J’ai entendu la voix de Tishka, qui m’appelait du dedans, qui riait. Supporte plus de l’entendre. (p. 201, Lorca)

Sahar fait en sorte de prévenir la violence de Lorca

Dans le troisième chapitre, où Lorca et Sahar se retrouvent, cette dernière va non seulement payer seule pour une erreur du couple, mais en plus elle se retiendra d’en informer Lorca pour prévenir un emportement de sa part :

 […] nous sommes partis sans payer l’addition. Elle vient de m’être automatiquement imputée puisque Lorca n’a pas de bague, avec l’amende de dix pour cent pour conduite négligente. […] Pas la peine d’en parler à Lorca : il serait capable d’y retourner et de tout casser, vu l’état dans lequel ça le met, la cotation réciproque. (p. 84-85, Sahar)

Lorca fantasme des violences physiques contre Sahar

Dans le même chapitre, Sahar refuse d'écouter Lorca lui présenter de nouveaux arguments concernant la potentielle situation de leur fille, qu’elle considère morte. On peut alors lire Lorca fantasmer un geste de violence physique à son encontre, en réaction directe à ce refus :

Pure pulsion de lui balancer la table, de rage. (p. 74, Lorca)

Bien plus tard au chapitre 20, on retrouve le même type de pulsion, plus violente encore :

Je voudrais te crever les yeux. Je voudrais te les brûler au fer à repasser. (p. 575, Lorca)

Nous y reviendrons en détail plus loin.

« Oui, mais Lorca ne frappe pas vraiment Sahar ? »

Certes, dans le contexte de l’histoire racontée par Les Furtifs, Lorca ne frappe pas Sahar. Cela reste dans ses pensées. Cependant, du point de vue du lectorat, nous considérons que ces passages produisent le même effet. En lisant ces mots, on imagine que Lorca crève les yeux de Sahar. Qu’elle soit réelle dans le contexte du roman ou non ne fait pas de différence : on visualise la scène.

Or ces fantasmes ne sont jamais questionnés par le texte. On ne voit pas Lorca se sentir mal ou coupable d’aucune manière d’avoir pu imaginer être violent avec Sahar.

Par ailleurs, un aspect du livre renforce le flou sur l’interprétation à avoir de ces projections. Le roman utilise par moment le conditionnel pour indiquer l’aspect furtif des actions des personnages1.

Le roman nous habitue donc à ce que le conditionnel soit un mode du factuel, et plus seulement de l’hypothèse. La confusion s’entretient pendant la lecture, entre projections mentales et monde réel, entre ce qui arrive concrètement aux personnages ou non.

Un comportement d’agresseur

Les éléments précédents font échos aux stratégies mises en place par les auteurs de violence conjugales :

Pour assurer sa domination sur la victime, son impunité et continuer les violences, l’agresseur met en place et développe des stratégies. Plusieurs stratégies peuvent être utilisées. Les plus fréquentes sont présentées ci-après. Elles ne sont pas systématiques et peuvent parfois s’entremêler, être concomitantes.

  • Il l’isole de son entourage (famille, ami·e, collègue…) pour éviter la présence de témoin et pour éviter qu’elle révèle les violences dont elle est victime.
  • Il est imprévisible en faisant alterner des périodes d’accalmie et de violences psychologiques, physiques, verbales, sexuelles…
  • Il instaure et entretient un climat de peur et de domination.
  • Il reporte systématiquement la responsabilité de ses actes sur sa victime et la culpabilise notamment en posant la responsabilité sur les soi-disant attitudes, paroles ou tenues vestimentaires de la victime et ou en trouvant toujours « d’excellentes justifications ».
  • Il impose le silence notamment en menaçant la victime de représailles sur sa vie professionnelle et/ou personnelles et/ou à l’égard de ses proches, de ses enfants.
  • L’agresseur est un manipulateur notamment en se présentant et se faisant passer le plus souvent pour la victime de sa victime. Il se rend insoupçonnable en se présentant sous son meilleur jour auprès des proches de la victime et/ou de ses collègues.

Quelques spécificités des violences au sein du couple :

  • Il instrumentalise ses enfants de différentes manières pour atteindre l’autre parent et/ou garder le contrôle des enfants : menaces de lui enlever les enfants, la dévalorise dans son rôle de mère, suggère que la mauvaise conduite d’un enfant est la cause des violences etc.
  • Il « embrouille » la victime en maniant l’art du « double lien » face auquel il est impossible de se décider : « Mais tu es libre ma chérie, ce que je fais c’est par amour, mais ne sors plus, ne te maquille plus, ne travaille plus, ne vas plus voir tes amis, ta famille. »
  • Il est expert pour monter les membres de la famille les uns contre les autres, attiser les antagonismes, colporter des rumeurs, divulguer de faux secrets, faire et défaire les alliances.

— Mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences, Livret de formation à destination des agent·es en situation d’accueil ou de contact avec le public, novembre 2018, page 19

Certaines de ces stratégies se retrouvent dans le roman :

Instrumentalisation de l’enfant

Lorca se sert de Tishka pour obliger Sahar à prêter attention à lui. Ce projet est explicite dans le chapitre 1 :

Si j’échoue là, je ne pourrai jamais te le prouver, Sahar, je ne serai jamais chasseur, je ne pourrai jamais te rapporter cette preuve indiscutable qui ferait tout basculer. Qui ferait qu’on serait deux, à nouveau, pour la chercher. (p. 15, Lorca)

C’est en prétextant avoir du nouveau concernant la disparition de Tishka qu’il reprend effectivement contact avec Sahar :

« Sahar, j’ai quelque chose de très précieux à te montrer, qui confirme les hypothèses dont je t’avais parlé… J’aimerais vraiment qu’on se voie. » (p. 37, Lorca)

Pour donner un autre exemple, au début du chapitre 16, Lorca mobilise Tishka pour obliger Sahar à se ranger à son point de vue, en plus de faire du chantage affectif :

— Si on s’engueule… Si nous ne sommes pas soudés, Sahar, pas ensemble, notre fille reviendra jamais. Si j’ai une seule certitude, c’est ça. (p. 425)

On peut considérer que la façon qu’a Lorca de refuser que Sahar puisse faire le deuil de leur enfant est une violence psychologique. Il insiste dans leur discussion au chapitre 3 :

— Elle va revenir, tu sais…
— ELLE REVIENDRA PAS !
Sahar l’a hurlé. (p. 73, Lorca)

Il faut comprendre la réaction de Sahar comme une réaction d’auto-défense. Car en poussant Sahar à penser que Tishka est toujours vivante, il l’empêche de faire le deuil de sa fille, mais aussi de mettre fin définitivement à leur relation. Tant que Lorca croit que Tishka est vivante, il peut avoir des raisons de recontacter Sahar tandis qu’elle voudrait le sortir de sa vie. Il lui dit d’ailleurs explicitement plus loin dans le roman :

Que ça se discute pas. Qu’elle peut repartir faire ses cours et voir son psy. Qu’il tracera sans elle, pareil qu’il a fait depuis deux ans. Qu’elle peut tout regâcher. Que lui, il lâchera jamais. Et qu’un jour dans un an ou dans un siècle, il reviendra avec sa fille dans les bras. Et il lui amènera. À elle. À sa maman. (p. 312, Toni)

Besoin de contrôle

L’enjeu de Lorca semble in fine être le contrôle. Son besoin est que Sahar se rallie à sa cause, peu importe même la réalité ou la validité de ses raisonnements :

Je m’en fous que ce soit irrationnel ! Je voulais juste que tu me croies. Quand je l’ai entendue en dormant, que je t’ai dit qu’elle était vivante, j’aurais juste voulu que tu me croies. Pas que tu raisonnes, encore et encore ! Pas que tu joues à la psy. Pas que tu me prennes pour un barjot. Juste : que tu me croies. (p. 312, Lorca à Sahar)

Sahar nomme d’ailleurs explicitement cette pression plus tôt dans le livre :

J’aimerais tellement te croire, si tu savais, tellement, je ne demande que ça, Lorca. Je voudrais débrancher ma conscience, ou la tordre comme tu la tords. (Sahar, p. 77)

Lorca se pose en victime

L’exemple d’« inversion victimaire » le plus frappant dans le livre se trouve au début du chapitre 2 :

Juste avais-je suspendu ma respiration et respecté son silence, au bout duquel je ne pensais pouvoir entendre qu’une chose : le recul cranté de la culasse et le choc du tir, pleine tempe : « Je ne suis pas prête à te revoir Lorca. Et surtout pas pour rebrasser ça. » (p. 37, Lorca)

Le fait que Sahar ne souhaite pas revoir Lorca est assimilé à un meurtre par un pistolet à bout portant. L'écriture souhaite nous fait sympathiser avec Lorca, là où Sahar est parfaitement légitime à refuser de revoir un ex. Le problème, c’est que Lorca ne l’accepte pas. Le refus de Sahar de le revoir n’a rien à voir avec un crime.

Lorca cherche à isoler Sahar de ses contradicteurs

On ne connait malheureusement aucune relation propre à Sahar en dehors de la sphère familiale. Ni ami·e, ni collègue, par exemple. Sa seule autre fréquentation régulière est Miguel, le psychanalyste qu’elle consulte intensivement depuis dix-neuf mois.

Lorca critique de façon implicite la lecture de la situation par Miguel dans le chapitre 3 et explicitement dans le chapitre 9 :

Pire, tu as la conviction intime que je cherche à t’embarquer dans ma folie. Et que ce serait la dernière chose à faire, comme te l’a dit ton psy lacanien, ce jeune connard… (p. 237, Lorca à Sahar)

Lorca pose ainsi que son interprétation et celle de Miguel sont incompatibles.

Le chapitre 14, après le retour de Tishka, s’ouvre sur Sahar annonçant qu’elle ne verra plus son psy :

Hier, je suis allée annoncer à mon psychanalyste, à son cabinet, ex abrupto, que j’arrêtais la thérapie […].
 […] j’ai su qu’il m’avait perdue – et que jamais plus je ne remettrais les pieds dans ce cabinet qui m’avait fait détruire, semaine après semaine, impitoyablement, ce que j’aimais le plus au monde.
J’ai tué le deuil, comme me l’a dit Lorca. (p. 367, Sahar)

Le fait que ce soit Lorca qui mette les mots pour désigner son acte nous parait signifiant.

Un comportement manipulateur

En reprenant les deux premiers tiers du livre, jusqu'à cette dernière scène, on peut voir à plusieurs reprises Lorca manipuler plus ou moins explicitement les émotions de Sahar pour qu’elle croit de nouveau à la possibilité de retrouver sa fille, en l’ayant au préalable convaincue que cela ne pouvait arriver que si elle recommençait une relation avec lui.

Une escalade d’engagements

Lorca va pousser Sahar à accéder graduellement à chacune de ses demandes. Cette dynamique est similaire à celle qu’on observe autour des agressions sexuelles :

Ainsi, dans certaines situations, les femmes culpabilisent de dire non. Lorsqu’un homme invite une femme au restaurant, au cinéma, lui offre des cadeaux et que celle-ci les accepte, il estime souvent que cet investissement devra être suivi d’une relation sexuelle. Les femmes ont en partie intégré cette obligation, en tout cas il n’est pas rare qu’elles culpabilisent, voire se persuadent de devoir accepter parce qu’il est gentil, parce qu’il va être déçu, et non parce qu’elles le désirent réellement.
— Valérie Rey-Robert, Une culture du viol à la française, p. 59

Cette escalade commence dès le chapitre 2 :

« Sahar, j’ai quelque chose de très précieux à te montrer, qui confirme les hypothèses dont je t’avais parlé… J’aimerais vraiment qu’on se voie. » (p. 37, Lorca)

Sahar accepte. Lorca tente, sans succès, de la convaincre en lui montrant un furtif vitrifié. Il va profiter du fait que Sahar soit venue pour demander une nouvelle chose et jouer avec sa sympathie :

— Je voulais te demander encore quelque chose, Sahar.
— Vas-y.
— Est-ce que tu me crois fou ?
Elle enraye un début de sanglot, se reprendrait et s’est jetée dans mes bras. Elle me serre de toutes ses forces, muette. (p. 86, Lorca)

Après avoir renouvelé la question, Sahar finit par lui répondre « Tu es fou, Lorca. Cliniquement parlant. » (p. 87) Lorca exprime alors de la rancœur et réussit à faire culpabiliser Sahar :

— Je ne voulais pas te blesser. Mais je te dois la vérité, au moins ça. (p. 88, Sahar à Lorca)

Lorca enchaîne en demandant un engagement supplémentaire de la part de Sahar :

« Ça me manque de ne pas te voir, Sahar. Ça me manque de ne plus partager ma vie avec toi. Alors même si tu me crois fou, pourrais-tu accepter qu’on se voie ? De temps en temps au moins, un peu plus souvent ? » (p 88, Lorca)

Elle accepte, sans pour autant être spécifique :

— Nous allons nous revoir, oui, je te le promets. (p. 88, Sahar à Lorca)

Sahar disparaît ensuite du récit jusqu'à la fin du chapitre 8 où elle vient pour prêter main forte à l’occupation politique d’un complexe immobilier. Lorca l’y retrouve. Immédiatement, il se jette pour se blottir contre elle. En réponse, elle indique clairement souhaiter maintenir une distance et ne pas être venue pour le voir :

— Comment t’as su que j’étais là ? il finit par souffler.

Maintenir une distance.

— Je ne suis pas venue pour toi, je suis venue pour aider. (p. 235, Sahar)

Lorca s’autorise à la toucher de nouveau et à reprendre la conversation précédente, quasiment là où elle s’était arrêtée :

Je me suis assis en tailleur en face de Sahar, j’ai pas pu m’empêcher de lui effleurer la joue, elle s’est laissée faire, elle a senti que je voulais parler. (p. 236, Lorca)

Face à son insistance, Sahar est obligé de le couper à plusieurs reprises. Lorca ne lâche jamais le sujet, ne prends quasiment aucun argument de Sahar en compte. Il finit par exiger à nouveau quelque chose de Sahar :

Alors je vais juste te demander une chose. Une dernière chose. Si ça ne te convainc pas, nous arrêterons définitivement de parler des furtifs. Je ne les évoquerai plus jamais de ma vie devant toi.

Elle me regarde, déstabilisée :
— D’accord… (p. 240, Lorca)

On voit bien à l’œuvre le processus d’escalade : l’autre personne ayant déjà accepté une petite chose, elle est plus encline a accepter d’autres choses, de plus en plus grosses, de plus en plus importantes et engageantes. Il continue d’ailleurs à exercer une pression sur elle :

Elle veut se lever pour sortir, je la bloque.
— Je voudrais juste que tu parles avec Toni et avec Saskia. Et que tu viennes avec nous, Sahar. Fais-le pour moi. (p. 241, Lorca)

Sahar va alors accepter d’écouter un son, sans qu’on la prévienne clairement qu’elle va entendre la voix de sa fille. Elle réagit ainsi :

Le sang lui a pissé du nez, la bave lui est sortie aux coins des lèvres, comme si la digue de ses dents éclatait sous la pression. Elle a arraché le bonnet avant même que ce soit fini. Elle ruisselait de sueur, partout. Puis elle s’est levée. Et elle m’a dit :
— Je viens avec vous.
— …
— Même si ça doit me tuer… (p. 244, Saskia)

C’est après ce choc qu’elle recommence à chercher sa fille avec Lorca, qui a donc obtenu ce qu’il voulait grâce à sa manipulation.

Dépasser les limites

Sahar et Lorca passent donc de nouveau du temps ensemble dans les chapitre 9 à 14, globalement complices dans leur tentative de retrouver Tishka. Après une pause au chapitre 15, le début du chapitre 16 décrit une nouvelle manipulation de Lorca. Sans que ce soit nommée comme telle dans le texte, la démarche précise et calculée du personnage reste explicite :

Car j’escomptais aussi que cette épiphanie pénètre en elle par une trappe inconsciente, ravive une mémoire durcie et lui rappelle une vie qu’elle avait trop longtemps refoulée. J’en espérais quelque chose de peut-être fou, en tout cas un pari sans assise : j’en espérais qu’elle reforme en elle la présence de Tishka d’une manière plus nourrie, plus aiguë, qu’elle en ait une soif subite, haute, plus seulement une attente sourde et continue. (p. 429, Lorca)

Revenons sur la scène. Lorca a proposé à Sahar de partir s’isoler dans un gîte :

La semaine dernière m’est venue cette idée, que j’ai proposée à Sahar, de partir nous mettre au vert en lui suggérant qu’on retourne à Moustiers. Elle a hésité d’abord puis elle a accepté. (p. 426, Lorca)

Un endroit chargé émotionnellement pour le couple :

Moustiers-Sainte-Marie. C’est ici que Tishka a été conçue, à cette époque, en automne. (p. 425, Lorca)

Le chapitre s’ouvre sur Sahar se mettant en colère après que Lorca lui a proposé d’interragir avec une reconstitution numérique de Tishka :

Elle me regarde et le pastis semble geler dans la menthe fraîche. L’ovale de son visage se tend, sa blondeur même perd toute douceur. Ça va être violent. À peine ma proposition lâchée, je comprends que j’ai pris un risque méphitique pour notre histoire.
— Comment tu as pu faire ça, Lorca ? (p. 423, Lorca)

Compte-tenu de la position du couple vis-à-vis de ces technologies2, le fait que Lorca ait transmis « Tout ce [qu’il avait]. Toutes les vidéos à quatre ans, tous les enregistrements de sa voix dans les doudous, toutes les photos » (p. 424) au dispositif de simulation est une transgression à laquelle Sahar réagit vivement :

– […] C’est juste ignoble ce que tu fais ! Tu salis tout. Comment tu as pu fabriquer ça avec cette machine et pire, jouer… (p. 423, Sahar à Lorca)

Mais au lieu de reconnaître une quelconque erreur, il réitère à deux reprises, avant de l’insulter :

— Essaie au moins.
— Tu me débectes !
— Essaie au lieu de projeter ta morale ! Tu verras que ça a du sens ! […]
— T’es un pur pervers… Tu perds ton âme. Tu ne respectes plus rien, t’es…
— C’est toi qui es bloquée au dix-neuvième siècle, pauvre fille ! (p. 423-424)

Sahar réagit violemment en défense :

La claque est partie toute seule. Sa tête a tourné à l’équerre mais il n’a pas bougé. (p. 424, Sahar)

Ce qui entraine une nouvelle violence de Lorca sur laquelle il est nécessaire de s’attarder :

Il éclate un verre de jus d’orange dans sa main pour ne pas répliquer. Ça gicle sur son pantalon et il a les doigts en sang ; il s’enlève les éclats de verre et il lèche ses phalanges pour nettoyer le sang. Ça le perturbe à peine. (p. 424, Sahar)

Le fait de briser des objets est un des modes d’action des agresseurs, identifié dans de nombreuses ressources sur les violences conjugales3.

Sahar ayant commis un geste violent la première, on peut être tenté·e d’interpréter ce passage ainsi : « Lorca sait se contrôler et refuse de rentrer dans la violence, contrairement à elle. » En particulier, du fait des stéréotypes de genre et de nos représentations concernant les violences conjugales :

les actes de résistance ou de légitime défense de la part des femmes sont directement qualifiés de violence, parce qu’à aucun moment il n’est attendu qu’une « vraie victime » puisse se défendre. (…) cette stratégie est genrée et valide les tentatives de disculpation des hommes, tandis qu’elle renvoie les femmes à une violence anormale.
— Anne Vermandé-Ménager, Adeline Moussion, Véronique Perrais-Philippe, La violence de « Des hommes violents »

Au contraire, il convient de voir le geste de Sahar comme un geste de défense. La transgression de Lorca n’est sanctionnée uniquement que par cette claque de Sahar. Lorca, lui, reprend le contrôle et insiste une fois de plus pour que Sahar interagisse avec la simulation de Tishka, en doublant cela d’un chantage affectif :

— Essaie, Sahar. Essaie juste ! Si tu ne le fais pas pour moi, fais-le pour elle. […] Si on s’engueule… Si nous ne sommes pas soudés, Sahar, pas ensemble, notre fille reviendra jamais. Si j’ai une seule certitude, c’est ça. Maintenant, si tu veux qu’on se déchire, vas-y, continue et mets-moi des claques si ça te fait du bien. Tu as bien changé Sahar. La communication non violente, tous tes ateliers là-dessus et toutes tes belles théories, elles sont où, là ? (p. 425)

Dans la scène suivante, Sahar a fini par culpabiliser (« presque une façon de demander pardon ») et cède :

Sahar remonte du jardin et en passant derrière moi, contre toute attente, elle dépose un baiser dans mon cou, presque une façon de demander pardon. Elle revient avec un thé noir qu’elle pose sur le rebord de la fenêtre, sa main tremble.
— Je voudrais la voir là, au soleil. Dans ce jardin… Je fais comment ?

Sahar réagit très mal à l’expérience. Mais Lorca a bien accompli son plan : Sahar s’effondre « dans [ses] bras » (p. 429).

Les conséquences de cette scène sont uniquement relatées du point de vue de Lorca. Il doute de sa démarche, ce qui montre qu’il est parfaitement conscient de ce qu’il vient de faire :

 […] je n’étais plus sûr de rien, plus sûr que d’une chose : en la poussant vers cette épreuve, je l’avais soumise à un niveau de souffrance qui touchait pour elle à la limite du soutenable et ça, je ne me le pardonnais pas. (p. 429, Lorca)

Le fait qu’il ne se le pardonne pas ne change rien au problème. Le personnage ne cherchera pas à réparer son erreur. Au contraire, le livre sanctionne positivement la manipulation de Lorca : le soir même le couple aura un rapport sexuel et Tishka reviendra.

L’auteur aurait pu profiter d’avoir une narration collective pour permettre au personnage de Sahar de se saisir des effets de ce qu’elle a subi. Au contraire, elle en est dépossédée, pour rediriger l’empathie vers Lorca, qui souffre de sa propre culpabilité. C’est un mécanisme d’inversion courant chez les auteurs de violences conscients de leurs actes. Dans le roman, il n’y a ensuite aucune discussion sur ce qui s’est passé. Sahar ne recevra aucune excuse, aucune proposition de réparation.

Un nouveau cycle de violences

Le retour de Tishka dans le chapitre 16 est concomitant des « retrouvailles » du couple. On peut également le voir comme un point de départ d’un cycle de violences conjugales qui court jusqu’à la fin du chapitre 20.

D’une façon générale, les violences au sein du couple se manifestent par cycles, ce qui redonne espoir à la victime.
Ce cycle, mis en place et orchestré par l’agresseur, lui permet d’instaurer et de maintenir sa domination sur sa conjointe. […]
Dans une relation conjugale marquée par la violence, ce cycle se répète plusieurs fois et s’accélère avec le temps.
— Mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences, op. cit., page 11

Ces cycles sont habituellement découpés en quatre phases : la tension, l’agression, la justification et la rémission.

Phase 1 : Climat de tension

L’agresseur est tendu, a des accès de colère, menace du regard l’autre personne, fait peser de lourds silences.
La victime se sent inquiète voire a peur. Elle tente d’améliorer le climat et de faire baisser la tension. Elle fait attention à ses propres gestes et paroles.
— Mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences, op. cit., page 11

On a vu précedemment comment Lorca utilisait Tishka pour faire pression sur Sahar. Cela va continuer dans le dernier tiers du livre. La contrainte est présentée comme extérieure : si Tishka est vue, alors est disparaitra de nouveau. Elle est énoncée une première fois dans le chapitre 13 :

— […] Elle a surtout eu peur qu’on la voie.
— Qu’on la voie ? Pourquoi ?
— Parce que si elle est devenue furtive… si on la voit, elle va se figer… D’instinct. Pour sauver l’espèce. Si on la voit, on la tue. (p. 366)

Puis de nouveau lorsque Tishka repend contact avec ses parents :

— … Tu es revenue ? … C’est vraiment toi mon amour ?
— Fermez… Fermez vos fœils…
— Nos… Nos yeux ?
— Si. Pas me garder. Vous avez l’apprice ?
— Si on te voit, on te tue, c’est ça ?
— Fu’tive. (p. 435)

Cette contrainte résonne cependant avec une menace que Lorca formule plus tôt dans le roman :

Et si on la retrouve un jour, crois-moi, personne sur cette Terre pourra me la reprendre ! Pas plus l’armée que la mafia, les flics ou n’importe qui ! (p. 311, Lorca à Sahar)

Le roman nous indique que les deux parents ont peur de ne pas tenir cette règle :

La première journée avec elle fut un ouragan de jeux, dès le petit-déjeuner que nous avions pris un bandeau sur les yeux pour couper court à toute envie de la regarder, parce qu’on avait trop peur de l’erreur qui tue, de la pulsion scopique, trop peur surtout de nos anciens réflexes de parents sitôt qu’elle disait « maman » ou « papa » et que nos têtes se tournaient vers elle. (p. 441, Lorca)

Mais il insiste beaucoup plus sur les tensions qui traversent Sahar :

Le matin, au réveil, il m’a été très difficile de ne pas la regarder dormir tant sa respiration était sereine et la chance qu’elle se réveille presque nulle : en entr’ouvrant à peine le volet, j’aurais eu la lumière suffisante. (p. 445, Sahar)

Sous ce ravissement de repartager autant de moments avec elle, je me demandais en sourdine combien de temps je tiendrais sans me retourner un jour. Comment j’allais faire pour ne pas craquer, jamais faillir, comment c’était humainement possible pour une mère de ne pas contempler le visage de son enfant lorsqu’elle était comme là, à un souffle de ma joue, à une rotation minuscule de mon cou. (p. 469, Sahar)

S’y suscitait cette envie-miroir qui la travaillait d’être la petite fille que nous rêvions malgré nous qu’elle soit, quoi que je fasse, en toute rationalité, pour dépasser ça, pour me persuader que je l’acceptais telle qu’elle était. C’était faux. Enfin : ça n’était pas encore vrai, j’y travaillais de toute mon âme, sans savoir si j’y parviendrais un jour. Avoir le droit de la regarder, juste ça : la contempler vivre. (p. 518, Sahar)

Et forcément, coincée dans une situation intenable, Sahar finit dans un moment de stress par jeter un regard à Tishka à la fin du chapitre 19 :

 […] je me retourne vers elle dans un réflexe purement incompressıble, je vous le jure, je vous le jure ! (p. 559, Sahar)

Ce « je vous le jure » répété montre qu’elle sait que des punitions vont survenir.

Phase 2 : Agression

L’agresseur violente l’autre personne de différentes manières : verbale, psychologique, physique, économique ou sexuelle. Il a repris le contrôle et le pouvoir. La victime se sent humiliée, triste, a le sentiment que la situation est injuste. Elle est en colère.
— op. cit., page 11

Pendant que Sahar et, dans une moindre mesure, les autres personnages surmontent leur peine et organisent la logistique d’une cérémonie funéraire, Lorca s’enferme dans le mutisme4 :

J’ai cru qu’il allait parler, qu’il voudrait parler. J’ai eu du mal à retrouver son visage tant ses joues étaient creusées. Arshavin m’avait dit qu’il refusait de s’alimenter […]. (p. 565, Saskia)

Sahar nomme son malaise — et au lieu de vivre ses propres émotions — elle est préoccupée par ce qu’elle ressent au final comme un chantage au suicide :

Je n’arrive pas à savoir, pour Lorca. À quel point il m’en veut. Où il en est. Je suis perdue avec lui depuis son retour, le lien est complètement rompu entre nous. À certains moments, je me suis sentie très mal avec lui, j’ai eu des accès de panique, j’ai eu la vision qu’il allait prendre un couteau et s’égorger. (p. 576, Sahar)

Pendant que Sahar se soucie du bien-être de Lorca, ce dernier fantasme une punition physique de Sahar :

Je voudrais te crever les yeux. Je voudrais te les brûler au fer à repasser. Que t’aies les yeux blancs comme Christofol. Tu mérites plus de regarder quoi que ce soit. Je vais te les enfoncer avec mes pouces dans tes orbites qu’ils rentrent à l’intérieur, tombent dans ta bouche, dans ta gorge. Que tu les bouffes. (p. 575, Lorca)

Ce choix narratif nous paraît particulièrement signifiant. Après que Sahar a tué Tishka, on aurait pu voir Lorca compatir avec la souffrance d’une mère ayant accidentellement tué son enfant. Au lieu de voir la situation prétexte à de la violence, on aurait pu voir le couple se rapprocher dans la douleur.

La violence de Lorca n’est jamais dénoncée. Au contraire, elle va être valorisée par la suite de l’intrigue. Reprenons le déroulement. Tishka s’est transformée en céramique lorsque Sahar l’a regardée. Rassemblé·es autour de la statue, les personnages vont tenter de ressusciter Tishka. Leurs tentatives déclenchent la colère de Lorca. Il insulte les protagonistes en pensée, puis verbalement :

Pauvres clowns ! […] Le Récif. Arshavin. La meute. Le Cryphe. Tous. Des merdes. Vous êtes des merdes. Foutez le camp ! (p. 588, Lorca)

— Elle est morte, bande de connards, vous voyez pas ? Dégagez ! Respectez-la, putain de merde ! Vous la profanez avec vos pattes de porcs ! (p. 588)

Il les agresse aussi physiquement :

Et bam ! Hakima valse chanmé sur un fauteuil ! Et notre gradé manque de se prendre le mur ! […] Lorca gicle tout le monde. […] Chaud bouillant, il lui dégaine un low-kick et explose le poignet de Varech pour qu’il lâche sa môme. (p. 588, Toni)

Ce dernier geste aura pour conséquence de casser la main de la statue. Main qui se révèlera être la clé pour arriver à ressusciter Tishka.

Phase 3 : Justification

L’agresseur s’excuse. Il minimise son agression. Il fait porter la responsabilité de son acte violent sur la victime. Il promet de changer et de ne plus recommencer.
La victime tente de comprendre ses explications. Elle veut l’aider à changer. Elle doute de ses propres perceptions ; ce qui la conduit à minimiser l’agression. Elle se sent responsable de la situation.
— op. cit., page 11

Dans ce chapitre, on peut lire Lorca justifier son comportement en rejetant l’intégralité de la responsabilité sur Sahar :

Tu le savais. Tu savais ce qui se passerait. Tu savais qu’il fallait pas. […] T’as pas fermé les yeux, hein. T’as pas pu, tu te dis, j’ai pas pu ! je pouvais pas ! t’as pas pu tu crois que t’as pas pu mais tu pouvais ! Tu l’as tuée parce que t’as pas pu. Tu savais qu’un jour, un jour y aurait un moment comme ça. Qu’il fallait être prête. (p. 575, Lorca)

Pour continuer à le dédouaner, une cause surnaturelle à sa violence est même évoquée :

— Bien… Je comprends… Qu’est-ce… Qu’est-ce qu’il pense pour Lorca ?
— Il espère rééquilibrer sekala et niskala. Il pense soigner Lorca en faisant ça. Il dit que Lorca est harcelé par un démon. … Ibu Sahar… (p. 575)

Mais le plus symptomatique nous semble se jouer du point de vue narratif. C’est la violence de Lorca qui, en permettant de séparer la main puis l’index de Tishka du reste de la statue, permettra de trouver le moyen de la ressusciter :

Quand Lorca s’empare de la main de porcelaine, un frisson d’appréhension nous parcourt tous. Il… ! Il prend la phalange de l’index et il la casse !
— Pourquoi tu fais ça ? Tu es malade ! lui lance Sahar.
Lorca hausse les épaules et lève le doigt telle une craie. D’accord. Il veut juste avoir un support plus facile à manier que la main entière. […]
Puis il y va. Avec la phalange coupée cette fois. Et dès la première passe, la mélodie jaillit. (p. 591, Saskia)

La violence de Lorca était en fin de compte justifiée : elle permet au récit de continuer. Son comportement abusif peut ainsi être excusé par les autres personnages, mais surtout par le lectorat.

Phase 4 : Rémission

L’agresseur demande pardon, parle de thérapie, menace de se suicider. Il adopte un comportement positif. Il se montre sous son meilleur visage.
La victime reprend espoir car l’agresseur lui parait avoir changé. Elle lui donne une chance, constate ses efforts, change ses propres habitudes.
— op. cit., page 11

La fin du chapitre 20 se termine sur le rituel qui ramènera Tishka. C’est pendant son accomplissement que Lorca redevient « lui-même » :

Ça a explosé. En moi. D’un coup. Explosé. Un séisme.
Ċe dont je me souviens est cette sensation d’un sylphe qui venait de survoler mon crâne… mon crâne lourd à crever. D’un souffle, il en avait enlevé la plaque d’égout en fonte qui l’écrasait. L’air a recommencé à passer.
J’ai dû grandir de cinq centimètres sur ce seul miracle… je le devais au foudroiement de la berceuse dans l’épaisseur de plomb liquide qui me prostrait.
Soudain, j’étais redevenu papa… j’étais allongé sur la moquette touffue au bord du matelas de Tishka, avec Sahar lovée de l’autre côté, tout contre elle, qui lui marmottait sa comptine à l’oreille. Alors Tishka enfonçait son museau dans l’oreiller moelleux et sa bouche babillait les paroles de la chanson, dans un clapotis minuscule, presqu’imperceptible, une petite pluie d’été.
— Continue Sahar, continue ! (p. 601, Lorca)

Pour autant, les violences ne sont pas tout à fait terminées pour Sahar. La scène s’achève ainsi :

De fait, Sahar perdit son ventre, se tordit d’une manière atroce, en gémissant comme un veau qu’on abat, bêlant, croassante, jetant par sa gorge des sons sans nom, sans direction, de pure survie. […] son iris d’un vert sifflant, acide, le rale qui s’expulsait de son larynx étaient si horribles qu’il était inhumain de ne pas rečuler. Enfin, un spasme monta, monstrueux et une éructation viscérale de vomi déchira la trachée de Sahar. […] Sahar était étalée sur les tomettes, entre la vie et la mort. (p. 604)

Deux paragraphes plus loin, on change complètement de sujet avec le chapitre 21, qui parle d’une élection présidentielle. Rien sur comment Sahar se remet de ce qui lui est arrivée. Les violences qu’elle a subi n’existent plus. Lorsqu’on retrouve en premier lieu le point de vue de Lorca, c’est pour lire :

Nous n’avions pas le temps. Pas le temps d’assimiler, pas le temps de souffler, pas le temps de profiter de la bergerie, juste nous trois, Sahar, Tishka et moi. L’élection présidentielle arrivait dans deux semaines. (p. 606, Lorca)

Puis plus tard celui de Sahar :

Est-ce qu’il existe une université privée, depuis les événements, qui ne m’a pas demandé de venir enseigner ce que je sais sur les ſurtiſs ? (p. 610, Sahar)

Aucune discussion n’aura lieu ensuite sur le comportement de Lorca, que ce soit entre les personnages ou avec le lectorat.

Se fier à ses ressentis

Cette partie de l’analyse a été compliquée à écrire pour nous. Nous avons souvent douté de nos interprétations tant elles nous ont semblé difficile à croire. Néanmoins, nous avons choisi de nous poser de nouveau la question sous cet angle : que peut provoquer ce livre ? Va-t-il aider des personnes survivantes de violence à se reconstruire ou va-t-il favoriser le sentiment d’impunité pour des agresseurs ? Qui s'émancipe dans ce récit ?

Il est sûrement possible de contre-argumenter en sélectionnait des passages du livre qui répondent à ceux que nous avons choisis. Mais en matière de relations les ressentis sont aussi très importants.

Particulièrement lorsqu’on est victime de violences et de manipulations, il peut être difficile de décortiquer consciemment ce qui se passe. Le conseil est alors simple : se faire confiance lorsqu’on ressent que « quelque chose ne va pas ». Le regard ou les intuitions de l’entourage peuvent également se révéler précieux pour prendre conscience de la situation.

Il nous a donc semblé opportun d’aller jusqu’au bout de ce que nous avons ressenti à la lecture des Furtifs et de pointer du doigt ce que nous trouvons a minima gênant dans la relation qui constitue le cœur du roman.

Même sans partager certains des parallèles que nous faisons ici, nous devrions pouvoir nous accorder sur le fait que le récit idéalise une relation toxique. Nous trouvons cela dangereux, car le roman participe de fait à renforcer une culture collective et sociale propice aux violences conjugales. Ceci est d’autant plus dommageable que le roman ne semble pas complètement étranger aux enjeux féministes. En effet, il va jusqu’à s’en moquer à quelques reprises.


  1. Les raisons de ces tournures inhabituelles sont expliquées dans le texte lui-même : « — Tu deviens furtif, Lorca. Quelque chose en toi est en train d’assimiler des capacités furtives. […]
    — Je… C’est comme si les choses devenaient irréelles… […]
    — Pas vraiment, non. J’ai juste l’impression de me parler au conditionnel… Le flic serait entré, j’aurais fui par la fenêtre, le concierge appellerait… tu vois le genre ? Je dérive parmi le possible, l’alternative… (p. 283)
     » ↩︎

  2. « Si nous acceptons cette bague, nous acceptons de devenir les marionnettes d’Arshavin. Et pire, les collabos d’un système que toi et moi, Lorca, nous avons toujours combattu. » (p. 311, Sahar à Lorca)
    « La réul, je la vois comme le produit ultime du capitalisme : vendre de la réalité. » (p. 412, Lorca à Varech) ↩︎

  3. « La violence physique peut être manifestée envers une personne, un groupe, des objets, des animaux ou des lieux. Comme elle peut aller du coup de poing sur la table à la destruction d’un mobilier complet, elle peut aussi aller de la bousculade à l’homicide, et c’est ce qui la rend extrêmement dangereuse. » Formes de violence dans les ressources du Gouvernement du Québec. ↩︎

  4. Le silence est une forme de violence psychologique qui peut être parfois difficile à identifier comme telle. La littérature anglo-saxone est plus abondante sur ce « silent treatment ». Le terme le plus proche en français, « bouder » est par exemple utilisé dans les textes de prévention québecois. ↩︎