Une famille traditionnelle et patriarcale
Au cœur du récit des Furtifs se trouve une famille. Un père, une mère et leur fille. Ce schéma très classique contraste avec les événements révolutionnaires racontés dans le livre. En y regardant de plus près, l’univers et l’histoire des Varèse portent en fait une vision particulièrement normative de la structure familiale.
Nécessité de la famille nucléaire hétérosexuelle
Dans la société française, lieu du récit, le modèle familial dominant est celui de la famille nucléaire hétérosexuelle. Il l’est pour l'État, le droit, les interactions personnelles (et familiales !) ou dans l’essentiel des œuvres culturelles. Ces familles se constituent d’un père et d’une mère, souvent marié·es, et d’enfants généralement engendré·es par le couple.
La famille Varèse suit très exactement ce schéma. Lorca, Sahar et Tishka constitue une famille nucléaire hétérosexuelle. Enfin, si on prend le point de départ du roman, elle en constituait une. Au-delà de sa simple structure, c’est le fait que le roman place au centre de sa narration le besoin impérieux de reconstituer cette famille brisée qui fait écho aux discours masculinistes. Par exemple, à celui de l’organisation anglaise Fathers 4 Justice qui a comme première mission de « mettre fin à l’absence de père et au cancer de l’éclatement familial » (to end fatherlessness and the cancer of family breakdown),
Cet impératif se trouve dans la trame générale du roman, mais il est en plus énoncé clairement à plusieurs reprises par les personnages. Il est notamment mis sur un plan mystique, lorsqu’un sage lui énonce, peu après un rituel auquel a participé Lorca :
— Bapak Varèse, tu dois renouer avec ta femme. Ta fille est vivante, elle habite l’air. Vous devez être ensemble pour qu’elle revienne. (p. 203, point de vue de Lorca)
Les retrouvailles familiales confirment cette prédiction : il aurait été impossible de reprendre contact avec Tishka sans retrouver la configuration nucléaire d’origine. Le roman nous l’explique en détail quelques pages plus tard :
Avec ce détonateur en supplément, que leur fille pouvait avoir guetté depuis des mois : que ses parents s’aiment à nouveau, vraiment. Varech avait bien dit « maman amour papa ». En suggérant que ça pouvait sonner comme une condition : à savoir que maman aime à nouveau papa, et dans cet ordre ? […] Ou simplement voulant retrouver la triade, ses parents amoureux, elle au centre : « maman amour papa » ? C’était trop beau pour être vrai, presque. Ou sacrément mystique. (p. 441, Saskia)
L’hypothèse est définitivement validée par Tishka elle-même. Elle n'était pas revenue plus tôt parce que ses parents n'étaient plus ensemble.
Beaucoup le manque. Alors je venais passer. Quand je me rappelais nous. Vous étiez pas tous les deux, alors ça m’a faisait bizarre. Vous sonnons grisaille. Comme pas avant. (p. 470, Lorca)
Si la répartition des rôles au sein de cette famille nucléaire ne semble pas s’inscrire dans la tradition patriarcale « maman à la cuisine et papa au travail » (elle l’est néanmoins par endroit), ces liens familiaux et cette configuration sont les seuls dépeints dans l’histoire. On ne connaît ni parent·es, ni oncles, ni tantes, ni frères, ni sœurs, ni cousin·es à Lorca et Sahar1.
Dans le même univers, et avec le même point départ, nous aurions pu avoir d’autres histoires qui auraient amené vers d’autres modèles familiaux : Tishka aurait pu revenir seulement vers sa mère, ou seulement vers son père, ou vers d’autres adultes référent·es. Lorca et Sahar auraient pu renouer une relation sans pour autant que Tishka ne revienne. Lorca et Sahar aurait pu trouver d’autres partenaires avec qui élever des enfants, et on aurait pu voir Tishka prendre contact avec ses demi-sœurs et demi-frères. Tishka aurait pu se trouver d’autres parent·es — au sens d’adultes référent·es — parmi les furtifs. Lorca, Sahar, Saskia et Agüero auraient pu devenir collectivement parent·es d’une ribambelle de furtifs. Mais l’histoire ne raconte rien qui ressemblerait à ces exemples. Le schéma familial en son centre est bien celui d’une famille nucléaire, dans son sens le plus strict.
La génétique comme condition de la famille
La dimension hétérosexuelle est renforcée par l’importance que fait le récit du rôle de la filiation biologique, et du statut de géniteur et de génitrice2.
Tishka ne revient pas seulement après que Lorca et Sahar ont retrouvé un lien privilégié. Elle revient après qu’iels ont « fait l’amour », et pas n’importe où :
Ils avaient fait l’amour là-haut, à l’endroit même où Tishka, biologiquement et concrètement3, était née. À son origine même de fœtus. Et Tishka était revenue à ce moment-là, venant se nourrir de cette émotion, y puiser quelque chose ? (p. 441, Saskia)
Trois chapitres plus tard, la famille est de nouveau disloquée : Tishka est tuée par sa mère et Lorca en devient mutique de colère.
Peu après, Lorca, Sahar et quasiment tous les autres personnages du roman se réunissent autour de Tishka, alors figée (et donc considérée comme morte par les protagonistes), mais la cérémonie funéraire se transforme rapidement en tentative de résurrection. Le groupe procède à différentes expérimentations. Toutes sont un échec, jusqu'à une remarque du philosophe Varech :
Où est le sang ? Eh bien, il est là ! (Il pointe Sahar.) C’est de là que ça bout et peut repartir. (p. 598)
Et effectivement, en incluant la voix de Sahar au rituel en cours, la résurrection commence :
Cependant Sahar porta bientôt les mains à son ventre dans un geste de mère : il était rond. (p. 603, Saskia)
Nous avions déjà analysé comment la scène réassignait Sahar à son rôle de mère et de génitrice. À nouveau, l’enjeu est de permettre à la famille de retrouver son intégrité et, à nouveau, cela ne peut être réalisé que grâce à un·e parent·e génétique.
Pour cette raison, le livre nous fait énormément penser à l’imaginaire de La Manif Pour Tous, qui a notamment pour slogan « Un papa, une maman, on ne ment pas aux enfants », sous-entendu « seule la parenté biologique peut être à la base d’une famille », une idée réactionnaire contre laquelle se battent les féministes :
Pour les féministes, il est aujourd’hui fondamental de briser la prétendue nécessité du lien entre parenté et reproduction. […] Dans les cercles universitaires, ce sont les ethnographes qui ont le mieux compris que faire parentèle impliquait toute sortes de parties prenantes – dont des dieux, des technologies, des bestioles, des proches attendus et inattendus etc. – et divers processus. Prises ensemble, ces choses rendent indéfendable toute caractérisation de la parenté comme relevant de relations uniquement constituées par la descendance généalogique et la reproduction ou par l’alliance et la lignée.
— Donna Haraway, Vivre avec le trouble, éditions des mondes à faire p. 292 (note de bas de page), ouvrage par ailleurs dédicacé aux « faiseuses et faiseurs de parentés dépareillées »
Un héritage patriarcal
Savoir qui fait partie ou non d’une famille devient particulièrement crucial quand on considère les questions d’héritage et le lien qu’on fait habituellement entre famille et transmission.
Les vivant·es survivant aux mort·es, le monde matériel finit toujours par leur revenir. Toute société a donc besoin de mettre en place des modes de transmission vers celles et ceux qui restent. Implicitement, la famille est considérée comme centrale à ce processus :
Si ceci n’est pas précisé, c’est que cela va de soi, c’est que dans notre culture, la transmission est implicitement héréditaire, c’est qu’on n’envisage pas d’autre espèce de transmission. Non qu’il n’en existe pas d’autre : mais le terme « transmission » connote passation familiale, et son usage est réservé à ce type de passation, quels qu’en soient d’ailleurs les objets : qu’il s’agisse de patrimoine, de statut, d’habitudes, ou de traits physiques.
— Christine Delphy, La transmission héréditaire, in L’ennemi principal, 1. Économie politique du patriarcat, 2013, Syllepse
Les ressources familiales sont habituellement désignées sous le terme de « patrimoine ». Historiquement, le mot désigne l’ensemble des biens et des droits hérités du père, mais les dispositifs peuvent varier d’une culture et d’une époque à une autre, ne serait-ce qu’en France :
Si les règles d’héritage ne sont bonnes à utiliser que pour le petit groupe de ceux qui ont des biens à transmettre, elles sont bonnes à penser pour l’ensemble de la population. Les normes sur lesquelles elles s’appuient dessinent l’idéologie familiale d’une région : une idéologie patriarcale pour le droit préciputaire du Midi « où le père ne meurt jamais », comme le proclamera fièrement Cazales à la tribune de la Constituante ; une idéologie lignagère et « anti-pères » pour les coutumes de l’Ouest, qui refusent aux parents la moindre liberté d’infléchir la circulation des biens successoraux le long des lignes de descendance ; une idéologie conjugale enfin pour les coutumes « centristes », qui accordent aux parents le droit de doter les enfants qui se marient et calculent les partages par lit en cas de mariages successifs.
— André Burguière, L'État monarchique et la famille (XVIe-XVIIIe siècle), in Annales. Histoire, Sciences Sociales. 56ᵉ année, N.2, 2001. pp. 313-335
Les enjeux patrimoniaux sont au cœur des préoccupations de la plupart des familles, quelle que soit leur forme. Pour autant, cela prend une dimension tout à fait particulière dans Les Furtifs.
Vers la fin du roman, chapitre 21, la meute tombe dans un traquenard et Lorca est abattu. Alors qu’il est en train de mourir, il demande à sa fille, qui a 6 ans à ce moment de l’histoire, de lui prendre une partie du corps pour qu’il continue à vivre en elle :
— Viens chaton… viens !
— Tu neiges papa… Je veux pas toi partir.
— Prends-moi ! Prends-moi quelque chose… ! Prends-moi un morceau de moi !
— Pas peux.
— S’il te plaît…
— Pas peux papa. Veux pas tatuer.
— Prends un bout de moi… Qu’il vive… qu’il vive en toi. Je t’en sup- plie… Vas-y… fais-le, fais-le ! (p. 647, Lorca)
On apprend par la suite que Tishka a pu intégrer le cœur de son père à son propre corps. Il survit ainsi, à travers elle.
D’un point de vue purement narratif, cette pirouette est très utile, puisqu’elle permet au personnage principal de rester présent et de garder sa voix, même mort, jusqu'à la fin du roman. D’un point de vue politique, cette scène est une transmission patrimoniale dans son sens le plus littéral : elle porte une vision particulièrement traditionnelle de l’héritage comme étant le mode de survie de la lignée paternelle à travers sa descendance.
Le retour du contrôle parental
Cet élément de l’histoire vient malheureusement défaire ce que nous avions pu trouver de positif dans la relation entre Tishka et ses parents. À aucun moment ces derniers ne se montrent autoritaires ou imposent arbitrairement leurs décisions. Iels occupent principalement un rôle de soutien et respectent l’autonomie de leur fille.
Cependant, on peut déjà apporter une nuance à ce constat : cette absence de contrôle est contrainte par la situation. Il n’est en fait pas possible de surveiller Tishka sans la tuer puisqu’elle est désormais une furtive. On peut voir cela comme une métaphore dénonçant la domination des parents sur les enfants — pour reprendre les concepts du roman : trop surveiller un enfant revient à figer sa force de vie. Mais le texte ne présente jamais la situation comme un choix des parents, quand bien même on aurait pu s’attendre à ce qu’un couple comme celui de Sahar et Lorca prenne le temps de discuter de stratégies éducatives.
Lorca finit donc par s’incarner dans sa propre fille. Pour qui conçoit l’émancipation des enfants comme l’objectif à atteindre pour des parent·es, on observe ici un mouvement strictement inverse. La présence du père de Tishka auprès d’elle devient tout simplement permanente, lui refusant à tout jamais de pouvoir survivre à son père :
Lorca me manque évidemment, mais Tishka me le redonne sans cesse, à sa façon, c’est magnifique comme elle l’a intégré et fusionné, son intelligence parfois me sidère, comme s’il remontait en elle, par moments, pour faire coucou et me dire qu’il est là. (p. 681, Sahar)
Parfoıs, quand j’ai la trıstesse, je joue à ce que papa vit vraıment et qu’on parle nous deux. Ça fait la pleure à maman mais moi j’aime, ça bien me faıt dans nos cœurs trois…
— Tu te souviens ce soir-là ? Quand on a repris Marseille, Tishka ? Arrivés le phare, on était plètement trempés par les vagues ! Ben un ferry est passé devant soi juste à ce moment et il a fait sa corne sonner de brume ! T’as sursauté mon chaton !
— Oui, oui, papa, je me souviens ! (p. 689, Tishka)
Un modèle hégémonique
La famille Varèse nous apparaît donc comme traditionnelle et patriarcale au regard des éléments précédents. Mais, vu que ce schéma familial est dominant dans notre société, est-ce en soit un problème ? Nous laisserons à d’autres (comme le fait Emmanuel Monfreux dans la conférence gesticulée Famille je vous haime) le soin d’en faire la critique.
Ce qui nous ennuie davantage est la quasi-absence dans le roman d’autres modèles familiaux. Le seul couple lesbien de l’histoire n’a pas d’enfant. L’INSEE estime qu’en 2018, 31 000 enfants vivaient au sein de foyers homoparentaux. Des configurations familiales pourtant courantes de nos jours auraient-elles disparues avec les années ? Où sont les familles divorcées, reconstituées, monoparentales, homoparentales, élargies, choisies, en 2040 ?
La seule autre famille que l’on voit se construire pendant les événements des Furtifs est également une famille nucléaire hétérosexuelle :
Le 22 mars, le lendemain de la libération de Marseille, j’ai dit à Agüero « j’aimerais qu’on ait un enfant ».
Il m’a regardé yeux dans les yeux et m’a répondu : banco ! (Journal de Saskia, p. 677)
Nous insistons sur ce point car il nous semble qu’une histoire mettant en scène des poches d’utopies et d’organisations hors des normes se doit de prendre en compte, dans ses imaginaires, la diversité des situations actuelles, voire d’inventer de nouvelles façons de « faire » famille. Cela d’autant plus que c’est une des valeurs centrales du roman.
Pour continuer les réflexions sur d’autres formes de maternité et de famille, nos dernières pérégrinations nous ont mené·es au numéro 9 de la newsletter Mère alors ! qui reprend la variété des configurations familiales existantes de nos jours…
Par ailleurs, si on ne connaît pas vraiment d’amitiés au couple en tant quel telles, on le voit sortir de l’isolement grâce à sa lutte. Lorca et Sahar finissent par se faire des ami·es avec qui Sahar vit à la fin, dans ce qui ressemble à une famille élargie, même si elle n’est pas nommée comme telle. On regrette que cette vision de la famille arrive si tard dans la narration. Ces autres manières de former des parentés existent sous le capitalisme et ont une histoire. Dans un livre qui met en scène et extrapole autour de nombreuses formes de résistance, force est de constater que cet effacement renforce la dimension hétéronormative et patriarcale de l’imaginaire porté par le roman.
Si nous nous méfions de la famille nucléaire traditionnelle mise en avant par Les Furtifs, c’est que nous avons aussi en tête à quel point cette configuration est propice aux violences conjugales, et on peut en reconnaître plusieurs occurrences dans le roman.
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En vérifiant, nous avons trouvé en fait une unique mention de liens de parentés pour Lorca et Sahar, page 489 : « Non, le frère de Lorca, le réulisateur, dont il est très proche, est bien sûr sous surveillance renforcée. Sa sœur proferrante aussi, comme les deux sœurs de Sahar. Père, mère, tantes, oncles, toute leur famille est sous crible. » Sauf que ce frère n’a pas de nom et n’apparaît jamais ailleurs dans le récit. Compte-tenu des réticences de Lorca vis-à-vis de la réul, c’est surprenant de ne pas le voir évoquer ce frère pourtant si proche. La sœur de Lorca n’est jamais mentionnée non plus, ce qui est également surprenant : on pourrait imaginer que la tante et la mère de Tishka auraient noué des liens étant donné qu’elles exercent le même métier. ↩︎
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Les termes « géniteur » et « génitrice » n’apparaissent pas dans le roman mais sont utilisés ici pour faire la différence avec le rôle social des parents (désigné·es comme « père » et « mère »). ↩︎
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Le mot « concrètement » utilisé ici est curieux, car rien ne nous indique que l’accouchement a aussi eu lieu à cet endroit. Son usage rejoint les aspects « pro-vie » évoqués dans la partie précédente, car il pose une équivalence entre fécondation et naissance, élément habituel du discours anti-avortement. ↩︎